mardi 24 mars 2015

Ukraine : les enjeux de la lutte des oligarques


J’exposais hier les premières étapes de ce que j’ai appelé la guerre des oligarques ukrainiens. Cette guerre se déroule en fait entre deux clans, mais ceux-ci sont représentés par deux personnes qui ont émergé des luttes de pouvoir toujours présentes depuis les années 90, mais exacerbées par les évènements de 2014 et le coup d’état qui a porté Piotr Poroshenko au pouvoir. Il s’agit, évidemment du président Poroshenko et du gouverneur de la région de Dniepropetrovsk, Igor Kolomoïski. C’est, bien entendu, une lutte pour des intérêts économiques, mais aussi une lutte pour le pouvoir en Ukraine.
La première bataille évoquée hier s’est jouée sur le terrain de deux sociétés d’état dans lesquelles Igor Kolomoïski a des positions de contrôle, Ukrtransnafta et Ukrnafta. Deux sociétés des secteurs du pétrole et du gaz, mais surtout propriétaires des principaux réseaux de gazoducs et oléoducs en Ukraine.
Lundi, en réponse à l’attaque de Piotr Poroshenko, Igor Kolomoïski annonçait qu’il bloquait les comptes du président dans sa banque, Privat Bank. Une source russe parlait d’un total de cinquante millions de dollars ainsi bloqués, mais je n’ai pas pu avoir de confirmation de ce chiffre par une autre source. Le principe même du gel des comptes est important. D’autre part, Piotr Poroshenko doit être prudent dans sa riposte concernant Privat Bank car c’est la plus grande banque du pays et sa disparition porterait un coup mortel à une économie ukrainienne déjà bien faible.
A noter également, les allusions plutôt bienveillantes  faites par le même Igor Kolomoïski à propos des républiques de Donetsk et Lougansk. Prépare-t-il le terrain à une possible entente ?
La virulence de la réaction du gouverneur de Dniepropetrovsk a inquiété suffisamment Piotr Poroshenko pour qu’il décide d’envoyer deux bataillons de la garde nationale dans cette région, pour y maintenir le calme, peu soucieux de se retrouver avec une nouvelle région en sécession.
Il s’agit donc, maintenant, de beaucoup plus que des escarmouches. Que peut-il sortir de cet affrontement. En regardant les forces en présence, et à supposer que les deux hommes soient seuls face à face avec leurs armées, il me semble que l’avantage irait à Igor Kolomoïski. Mais Piotr Poroshenko doit le savoir. On peut donc se demander pourquoi il a lancé l’affrontement ? La réponse la plus évidente est qu’il se sait soutenu par ses parrains américains.
Le ministre russe des affaires étrangères, Serguei Lavrov, interrogé sur la position américaine à propos des accords de Minsk déclarait : « Selon nos informations, tout en saluant oralement les accords de Minsk, les Américains s'efforcent de les interpréter à leur manière, et cette interprétation est ensuite reproduite à Kiev. J'ignore ce qui va en premier – si l'interprétation de Kiev est soutenue par les USA ou si les parties se concertent avant que Kiev annonce sa position. Le jour de l'adoption par le parlement de ce décret très controversé, transgressant et allant à l'encontre des accords de Minsk, le Vice-président Joe Biden a téléphoné au Président ukrainien Piotr Porochenko pour le féliciter de l'adoption de ce document interprété par Lougansk et Donetsk comme un trait tiré sur le règlement conformément aux accords du 12 février. »
Les Etats-Unis sont maintenant proches de devoir admettre une cuisante défaite en Ukraine. L’objectif de départ d’organiser un changement de pouvoir qui leur permettrait de contrôler l’ensemble du pays est tout près d’échouer, de même que la tentative de forcer la Russie à intervenir militairement s’est heurtée au calme du président russe. La tentative plus limitée mais tellement plus importante de mettre la main sur la péninsule de Crimée a, elle, totalement échoué. Et pourtant, quel enjeu ! Chasser la flotte russe de Sébastopol, y installer une base de l’Otan et ainsi contrôler totalement la Mer Noir après en avoir chassé la Russie ! Les plans d’installation en Crimée étaient prêts ! Et voilà qu’en quelques jours, au terme d’une manœuvre reconnue par de nombreux pays comme un cas d’école, la Crimée obtenait son rattachement à la Fédération de Russie, sans effusion de sang. Le président Poutine avait de bonnes raisons de se réjouir dans l’interview qu’il a donnée récemment à l’occasion du premier anniversaire du rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie.
Quel peut être maintenant leur objectif avant une sortie peu glorieuse ? Le but ultime, quand tout le reste aura échoué est sans doute de laisser derrière soi un chaos le plus total possible. La méthode a été utilisée dans d’autres pays. Mais il y a encore un objectif important pour les Etats-Unis, c’est d’organiser la reprise en main de tous les tubes qui traversent l’Ukraine à destination de l’Europe par un gouvernement à la solde de Washington. Nous venons d’assister à la première phase d’une telle opération dans l’affrontement qui oppose Piotr Poroshenko à Igor Kolomoïski. Le succès de l’opération mettrait l’Europe à la merci des Etats-Unis pour ses approvisionnements en gaz. Au moment où un nombre de plus en plus grand de pays européens met en cause la politique américaine, cette arme serait la bienvenue.
Quelles chances ont-ils d’y parvenir ? On peut imaginer raisonnablement qu’après avoir montré ses propres « muscles » qui sont puissants, et si cela n’est pas suffisant, Igor Kolomoïski va tenter un rapprochement avec les républiques de Donetzk et de Lougansk. L’interview de ce jour dans laquelle il réclame que Kiev tienne ses promesses en matière de régionalisation est une indication dans ce sens. Si cela devait se produire le sud et l’est de l’Ukraine représenteraient une force trop importante pour Kiev. Dans ces conditions, une aide militaire et des livraisons d’armes à Piotr Poroshenko pourraient sembler la seule issue possible au parti de la guerre qu’il soit ukrainien ou américain. On en viendrait à la deuxième option, créer le chaos et se retirer en laissant l’Union Européenne et la Russie régler le problème ce qui ne manquerait pas de les affaiblir économiquement tous les deux. Maigre consolation.
Cela dit, on peut aussi se poser des questions sur l'efficacité des livraisons d'armes américaines quand on sait que les armes livrées par ce pays au Yémen ont mystérieusement disparu. On parle de cinq cent millions de dollars d'armes et de matériels en tous genres.

dimanche 22 mars 2015

Les oligarques ukrainiens se font la guerre


Les luttes politiques en Ukraine se doublent maintenant, comme c’était prévisible, de luttes économiques. Maïdan qui devait apporter au peuple ukrainien la démocratie et la « prospérité européenne » n’aura finalement été qu’un immense jeu de chaises musicales.
Les premiers manifestants voulaient se débarrasser des oligarques qui les gouvernaient et de la corruption quasi généralisée dans les milieux politiques. Pour finir, ils ont échangé les oligarques au pouvoir contre d’autres oligarques et la corruption n’a pas disparu, ce sont simplement les circuits qui ont changé. La grande oubliée dans l’affaire a été, bien entendu, la démocratie. On avait oublié d’expliquer aux Ukrainiens que les dirigeants de l’Union Européenne avaient une vision très édulcorée de la démocratie[1].
Jusqu’à présent, les changements s’étaient fait dans la coulisse, sans éclats publics. Cela vient de changer. Le président Poroshenko a remplacé le directeur général de la société Ukrtransnafta, société d’état qui est propriétaire des oléoducs ukrainiens. Le directeur précédent était un homme d’Igor Kolomoïski, le nouveau directeur est un homme de Piotr Poroshenko. Quelle différence cela fait-il me direz-vous puisque de toute façon il s’agit d’une société d’état ? Cela fait en réalité une grande différence à cause des pratiques du pays[2]. Le directeur général peut négocier des tarifs préférentiels avec ses « patrons » ce qui permet de détourner une part importante des bénéfices, il peut également décider qui a accès au réseau et qui n’y a pas accès. La société pétrolière russe Lukoil en sait quelque chose qui a du fermer une de ses raffineries à cause de cela.
Ainsi donc, le gouvernement a décidé que ce ne seraient plus les mêmes qui profiteraient de la situation. Jeudi le parlement a passé une loi permettant aux autorités de reprendre le contrôle de ces sociétés[3]. Il a nommé un nouveau directeur général qui a été installé par les forces de police car son prédécesseur ne voulait pas céder la place. Le soir même, Igor Kolomoïski s’invitait dans les locaux avec quelques hommes de main qui défoncèrent la porte pour entrer. Il s’agissait selon lui, de « consulter » des documents relatifs au changement de direction.
Selon le site ukrainien Ukraïnskaya Pravda[4] (http://www.pravda.com.ua/) le ministre de l’énergie, Vladimir Demchishin était sur place et c’est lui qui a pris la décision de ne pas faire appel à la police pendant le raid de Kolomoïski. Ce dernier aurait, paraît-il, toujours selon ce site d’information très populaire en Ukraine, menacé de se déplacer à Kiev avec deux mille de ses volontaires pour faire valoir ses droits sur cette société, mais aussi sur Ukrnafta, une autre société pétrolière d’état dans laquelle il est actionnaire minoritaire, mais dont il contrôle la direction.
Jusqu’à présent, la plupart des oligarques ukrainiens avaient fait profil bas. Leurs engagements politiques ne leur servaient qu’à protéger leurs intérêts financiers. Il y avait eu quelques luttes publiques, quelques meurtres, mais l’intérêt de tous était évidemment de maintenir un calme propice aux affaires. Le seul oligarque d’importance qui ait été éliminé du jeu politique a été Pavlo Lazarenko.
Après avoir commencé sa carrière politique comme gouverneur de la région de Dniepropetrovsk, il est devenu premier ministre de Leonid Kutchma. A cette période, la société « United Energy System of Ukraine, » (YESU) a connu un développement extrêmement rapide pour devenir le plus grand groupe industriel et financier d’Ukraine. Lazarenko était considéré comme le plus riche oligarque de la région de Dniepropetrovsk et un actionnaire caché de cette société. La position de Lazarenko l’a mis en conflit avec un certain nombre de puissants intérêts et est même allé jusqu’à le faire considérer comme un danger par le président Kutchma. Il a été accusé de corruption, détournement de fonds publics et transferts illégaux à l’étranger. Le parlement ukrainien a suspendu son immunité parlementaire en 1999. Lazarenko a réussit à s’enfuir pour être arrêté aux Etats-Unis et accusé de blanchiment d’argent. Un tribunal de San Francisco l’a condamné en 2006 à neuf ans d’emprisonnement.
Cela a sonné le glas de la société YESU qui a été sortie du marché du gaz pour être ensuite rachetée par morceaux par les anciens concurrents de Lazarenko. On notera au passage que Youlia Timoshenko s’est lancée dans la politique et les affaires au côté de Lazarenko, comme directrice de YESU de 1995 à 1997.
Mais depuis cette affaire, aucun oligarque d’un tel niveau n’avait subit ce sort. Est-ce ce qui se prépare pour Igor Kolomoïski ? Les temps ont changé et Kolomoïski dispose de quelques arguments dont ne disposait pas Lazarenko. Dans le domaine politique, nommé gouverneur de Dniepropetrovsk avant l’élection de Poroshenko, il est toujours considéré comme l’homme qui a empêché la région de Dniepropetrovsk de faire sécession. Son collègue de Donetsk, Serguei Taruta n’a pas eu le même succès.
C’est un des plus riches oligarques d’Ukraine. Sa fortune est estimée, suivant les sources entre 1,3 et 3 milliards de dollars. La différence s’explique par l’opacité dont les oligarques entourent leurs affaires. Il est à la tête de la plus grande banque d’Ukraine, Privat Bank[5] et contrôle quatre chaînes de télévision dont deux ayant une couverture nationale.
Mais surtout, il a su nouer des liens avec les partis nationalistes dont il est un bailleur de fonds et il a organisé un bataillon militaire, Azov, qui bien que faisant partie des forces de sécurité du pays, n’obéira vraisemblablement qu’à celui qui assure les soldes mensuelles et l’équipement. Dans un pays en guerre civile, c’est un argument de grand poids.
Piotr Poroshenko se sent-il tout à coup assez fort pour s’attaquer à un adversaire de cette taille ? Son utilisation du double discours, un quand il est à l’étranger et négocie à Minsk et un autre quand il rentre en Ukraine ne le laisse pourtant pas supposer. Ses sponsors étrangers l’ont-ils convaincu qu’il devait lutter sérieusement contre la corruption pour continuer à recevoir l’aide du FMI ?
Une chose semble acquise, c’est qu’aucun oligarque n’est intéressé par l’introduction des standards de concurrence libre et équitable, car cela signifierait un changement complet de nature de leurs activités. D’autre part, les parrains américains de la révolution ukrainienne ne sont pas gênés par ce genre de pratiques. On l’a vu une première fois quand ils ont soutenu le régime de Boris Eltsine en Russie dans les années 90.
Une occasion a été perdue il y a environ un an. Les populations de l’Est de l’Ukraine auraient peut-être pu se joindre à celles de l’Ouest dans un mouvement commun contre l’oligarchie et la corruption. Mais une issue plus ou moins pacifique de ce genre ne faisait pas les affaires du département d’état américain. Ainsi, l’exaltation du nationalisme ukrainien, la place donnée aux mouvements d’extrême droite comme Pravyi Sector ont joué un rôle de repoussoir pour les russophones du Donbass, alors que les partisans de l’ancien président Ianoukovich, de leur côté agitaient l’épouvantail de la menace fasciste.
La lutte des oligarques est une nouvelle péripétie de la lente descente aux enfers d’un pays qui a succombé aux sirènes cyniques de l’Union Européenne et des Etats-Unis.


[1] Se référer, par exemple aux déclarations de Jean-Claude Junker à propos de la Grèce : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Pour les Français, souvenons nous de 2005 !
[2] Pratiques que j’ai pu observer dans la Russie de Eltsine des années 90 sous « protectorat » des conseillers américains
[3] Cette loi, en particulier, abaisse le quorum requis pour la validation des votes dans les réunions de sociétés dont l’état est actionnaire
[4] Ce portail n’aurait pas, selon une étude de Slawomir Matuszak du «Center for Eastern Sutides » de Varsovie de lien avec le milieu des affaires tout puissant dans les médias ukrainien (« The influence of business groups on Ukrainian politics »)
[5] On apprenait samedi que Kolomoïski avait fait bloquer les comtes de Piotr Poroshenko dans cette banque!