Nous vivons assurément
une période qui donnera du travail aux historiens futurs qui se pencheront sur
la fin de l’hégémonie américaine au début du XXIe siècle.
Depuis 2001 quand le
terrorisme a été déclaré ennemi numéro un des Etats-Unis, la tactique
américaine a toujours été la même, on ne change pas des méthodes qui ne
fonctionnent pas, on les intensifie. Ainsi, si on ne peut pas dominer un monde
que l’on aura ordonné selon nos convictions et (surtout) nos intérêts, nous
allons organiser un chaos duquel ne pourra surgir aucun ennemi potentiel, ou
simple concurrent, car chacun sera trop occupé à gérer ce chaos chez lui.
Cette stratégie a été
clairement exposée en février 2015 par George Friedman, le fondateur et directeur
de la société « Stratfor » surnommée outre atlantique la « CIA
privée ». « (…) nous n’avons
pas la capacité d’aller partout, mais nous avons la capacité de, premièrement
soutenir diverses puissances rivales afin qu’elles se concentrent sur
elles-mêmes en leur procurant le soutien politique, quelques soutiens
économiques, soutien militaire, conseillers et, en dernière option, faire comme au Vietnam, en Irak et en Afghanistan par des
mesures de désorganisation. L’objectif des mesures de désorganisation n’est pas
de vaincre l’ennemi, mais de le déstabiliser. C’est ce que nous avons fait dans
chacune de ces guerres, en Afghanistan par exemple, nous avons fait perdre son
équilibre à Al Qaïda. »
Jacques Sapir a décrit
cette méthode dans un article publié dans la « Revue Internationale et
Stratégique » en 2003 (2003/3, n°51) et intitulé « Endiguer
l’isolationnisme interventionniste providentialiste américain. »
La méthode a été
poursuivie avec application tout au long de ces années. Qu’est-ce donc qui nous
fait écrire que le vent est en train de tourner. Tout d’abord, soyons clair,
pour nous les Etats-Unis n’ont pas encore changé de stratégie. C’est une chose
qui leur sera difficile à faire car cela supposerait soit de réécrire une
nouvelle « narrative » ce qui prend du temps, car il faut ensuite la
distribuer, soit d’accepter de rentrer dans la réalité, expérience des plus
traumatisantes pour un pays qui a quitté cette réalité depuis si longtemps. Sortir
du monde virtuel les ferait se retrouver face à une situation de dissonance
cognitive si intense, et que l’on avait résolue justement par une fuite hors de
la réalité, que ce ne serait pas sans poser des difficultés d’ordre
psychologique importantes.
Mais il s’est passé un
certain nombre d’évènements qui les forcent, au moins, à réévaluer la
situation. Le plan était clair, laissons encore une fois George Friedman
l’exposer dans ses termes : « Le
fait est que les Etats-Unis sont prêts à créer un « cordon
sanitaire » autour de la Russie. » Le début de ce cordon est
constitué par les Etats Baltes, la Pologne et l’Ukraine.
La Géorgie et l’Azerbaïdjan devaient faire partie du projet mais la
« révolution des roses » a été de courte durée et le président Aliyev
qui est prêt à discuter avec les Etats-Unis ne veut pas renoncer à ses bonnes
relations avec la Russie. De plus, le comportement des Américains en août 2008
vis à vis de son voisin lui a donné matière à réflexion. Des manœuvres ont été
tentées vis à vis des pays d’Asie Centrale, mais, là aussi, avec des succès
très inégaux.
D’autre part, les
Etats-Unis n’ont pas fait secret de leur volonté de neutraliser la Chine
également. Tout était donc prêt pour une réaction de ces pays et il est
étonnant que les dirigeants américains aient sous-estimé à ce point les
possibilités de réaction. Nous mettrons cela, jusqu’à nouvelle analyse, sur le
compte de l’arrogance et d’une confiance en soi nettement hors de propos.
Les réactions ont eu lieu
progressivement et ont pu ainsi ne pas être considérées pour ce qu’elles étaient.
Du côté russe, les dirigeants ont attendu d’avoir redressé l’économie du pays
ruiné par la désastreuse expérience libérale des années 90, ce qui a permis
au pays de réorganiser son armée et de la renforcer. Dans le domaine diplomatique, la
Russie a renoué des liens qui furent très forts mais s’étaient distendus,
toujours dans les années 90. Elle a commencé à participer à des organisations
non occidentales, comme les Brics ou l’Organisation de Coopération de Shanghaï,
pour n’en citer que deux. Elle a aussi créé, sur une initiative du président du
Kazakhstan, Noursoultan Nazarbaïev, l’Union Economique Eurasiatique réunissant
au départ la Biélorussie, le Kazakhstan et la Russie et à laquelle se sont
joints le Kirghizstan et l’Arménie.
Les relations entre la
Chine et la Russie se sont resserrées et développées en particulier dans le
domaine énergétique, mais également dans le domaine financier. Nous avons tous
encore en mémoire le « contrat gazier du siècle », moins connu est
l’accord de « swap entre rouble et yuan » qui met à la disposition de
la banque centrale de Russie des sommes extrêmement importantes pour lutter
contre la spéculation internationale sur le rouble. Les deux pays ont également
convenu d’augmenter progressivement la part de leurs échanges libellée en
roubles et en yuans.
Le mouvement de
« dé-dollarisation » des échanges est en route. Il se fera très
progressivement, car personne n’a intérêt à un effondrement du dollar qui
représente un peu plus de 62% des réserves de l'ensemble des pays membres
du FMI (source FMI). Un effondrement signifierait la disparition de la moitié
des réserves de ces pays, à peu près. Mais le mouvement est lancé en Asie. Les
Chinois ont d’ailleurs trouvé une manière discrète mais efficace de se
débarrasser de montants importants de dollars sans risques de cours, en
réalisant de très gros investissements dans les infrastructures de nombreux
pays en Amérique du Sud, en Afrique et en Asie, investissements qui
correspondent à des sorties de dollars.
La Chine a également lancé
la Banque Asiatique d’Investissements dans les Infrastructures à laquelle se
sont joints la plupart des pays européens, au grand dam des Etats-Unis qui
voient cela comme une trahison de leurs alliés. Une part importante de ces
investissements devrait aller au financement d’un autre projet chinois, la
« Nouvelle Route de la Soie ». Ce projet prévoit notamment la mise en
place d’une infrastructure de transports terrestres allant de la Chine à
l’Europe avec de nombreuses ramifications en Asie Centrale et vers l’Inde.
Une fois mise en place,
une telle « route » affranchirait la Chine et ses alliés de la route
maritime qui, elle, est contrôlée par Washington.
Les Brics ont également
lancé une structure bancaire au capital de 100 millions de dollars dont la fonction
va permettre à ces pays de s’affranchir progressivement du FMI et de la Banque
Mondiale.
Toutes ces manœuvres qui
ont renforcé les liens entre la Russie et la Chine, qui ont renforcé la
cohésion au sein des Brics ne datent pas de 2015, elles se sont mises en place
progressivement. Cette mise en place n’est d’ailleurs pas terminée. Mais les
Etats-Unis n’ont pas semblé y prêter une attention particulière. C’est d’autant
plus étonnant que ce mouvement a été renforcé par la politique des Etats-Unis
vis à vis de la Russie. La manœuvre d’isolation de la Russie n’a réussit qu’à
l’isoler du bassin atlantique ce que les occidentaux ont voulu voir comme une
isolation effective. Impudence ou naïveté, à chacun de choisir. Un quotidien
français titrait même, le 10 mai « Poutine seul sur la Place Rouge ».
On croit rêver. Il y a quelques années, un quotidien anglais titrait avec
beaucoup plus d’humour : « Brume sur la Manche, le continent
isolé ! »
Ainsi donc, le 9 mai,
Vladimir Poutine était « seul » sur la Place Rouge, accompagné des
présidents Chinois, Indien, de Ban Ki-moon, secrétaire général de l’ONU et de
la plupart des chefs d’état de l’ex-Urss. A l’occasion de cette visite, de
nouveaux contrats commerciaux étaient signés avec la Chine et l’Inde. Les
banques chinoises ont signé un accord sur le financement de plusieurs projets
russes. En retour, les sociétés russes sont prêtes à augmenter les livraisons
de gaz et d’avions civil Sukhoï SuperJet 100 à la Chine.
Le lendemain de la
parade, on apprenait que le premier ministre indien allait se rendre en Chine,
malgré les différents importants qui opposent les deux pays, en particulier
pour des questions de frontières, mais avec, semble-t-il, les encouragements du
président Russe.
Le défilé militaire
terminé,
s’est déroulé un défilé d’un autre genre, appelé le « Bataillon
Immortel » et qui réunissait dans le centre de Moscou près de cinq cent
mille personnes marchant avec le portrait d’un proche mort pendant la seconde
guerre mondiale. Reçu par Vladimir Poutine en fin d’après midi, Ban Ki-moon qui
a vu le second défilé se préparer l’a regardé à travers le filtre des préjugés
occidentaux et comme il l’a expliqué à son hôte, a cru un moment qu’il
s’agissait d’une manifestation d’opposants avant de dire : « “Et puis j’ai vu ce
qu’ils ont fait avec fierté sur leurs visages. Donc, je pense que vous avez gagné
tout cet amour du peuple. » Au total, près de quatre millions de Russes
ont ainsi défilé dans les principales villes du pays.
Il ne s’agissait
pas d’une démonstration de force, mais d’une démonstration de solidarité
nationale et de détermination. Quelques jours avant les défilés, le politologue
russe Fédor Loukianov connu pour sa parfaite connaissance des milieux
politiques russes et la modération de ses commentaires ne déclarait-il
pas : « L’atmosphère à
Moscou se résume à un sentiment que la guerre est désormais quelque chose qui
n’est plus impossible ».
Nous pensons donc que
cette fin de semaine à Moscou a peut-être été le déclencheur d’un désir de
réévaluer la situation générale du côté des Etats-Unis. Deux jours plus tard,
le mardi 12 mai, le secrétaire d’état américain, John Kerry se rendait à
Sotchi, dans le sud de la Russie pour y rencontrer Vladimir Poutine. Cette
visite, la première d’un responsable américain de ce niveau en Russie depuis le
déclenchement du conflit en Ukraine, n’était pas prévue de longue date. Kerry
est venu avec une suite importante dans laquelle on notait la présence de
Victoria Nuland et de l’ambassadeur des Etats-Unis en Russie.
Au départ, le secrétaire
américain ne devait rencontrer que Serguei Lavrov, puis, la veille de son
arrivée on a annoncé qu’il verrait ensuite le président Poutine. Pour finir,
l’entretien avec Vladimir Poutine a duré près de quatre heures. Habituellement,
ce type de rencontre est organisé par la partie américaine pour
« sonder » l’autre partie. C’est pourquoi on a si souvent vu John
Kerry faire une annonce en sortant d’une de ces rencontres pour ensuite adopter
la position opposée une fois rentré à Washington et après avoir fait son
rapport. On ne négocie pas, on essaie de voir le jeu de son adversaire.
Le dossier ukrainien n’a
pas été le seul évoqué pendant la rencontre et le secrétaire américain a
certainement cherché à obtenir le soutien de la Russie sur d’autres dossiers en
échange d’un soutien minimum des Etats-Unis en Ukraine. Mais aujourd’hui, à
Moscou, l’humeur n’est plus à ce genre de marchandage, d’autant plus que la
Russie ne se sent plus seule. Une découverte qui est sans aucun doute, elle
aussi, à l’origine du changement américain.
Cette fois, les deux
hommes ont répondu aux questions des journalistes et John Kerry a insisté sur
la nécessité de s’en tenir aux accords de Minsk. Questionné par un journaliste
à propos de la déclaration de Petro Poroshenko qui avait promis la veille à un
auditoire ukrainien de reprendre le Donbass et la Crimée par tous les moyens,
il a répondu que « Monsieur Poroshenko devrait y réfléchir à deux fois
avant de se lancer dans une telle action ». Vendredi, les Etats-Unis ont
annoncé leur intention de s’impliquer dans la mise en œuvre des accords de
Minsk et, samedi, on apprenait que Victoria Nuland allait se rendre à Moscou
pour en discuter lundi.
Jeudi, le président
Poroshenko annonçait qu’il avait décidé de créer une commission de conseillers
étrangers dirigée par Mikheil Saakashvili, l’ancien président géorgien à
laquelle participerait le sénateur John McCain. Ce dernier qui n’avait pourtant
pas été avare de visites sur la place Maïdan et qui prônait récemment encore
l’envoi d’armes américaines en Ukraine finissait par refuser
« diplomatiquement ». Commencerait-il à prendre ses distances avec un
gouvernement ukrainien proche de s’aliéner complètement la bonne volonté de ses
« protecteurs » ?
Quand à John Kerry, il
était annoncé en Chine pour essayer d’expliquer aux Chinois que ce n’était
peut-être pas une bonne idée de se rapprocher trop de la Russie…
La partie n’est pas
terminée, beaucoup s’en faut et nous ne voyons là qu’un simple changement de
vent. Les problèmes politiques, économiques et financiers qui restent à régler
en Ukraine ne seront pas résolus avant longtemps. D’autre part, la Russie
n’entend plus faire de cadeaux, elle a par exemple refusé de négocier la dette
de trois milliards de dollars de l’Ukraine à son égard et qui doit être
remboursée fin 2015. Elle n’est plus si pressée non plus de voir les sanctions
levées. Ces sanctions ont eu un effet négatif au départ, mais maintenant cet
effet a été absorbé par l’économie russe et elles servent à motiver les acteurs
économiques à mettre en place les réformes dont le pays avait besoin. Les
Etats-Unis, quant à eux, ne vont pas trouver facilement une voie de sortie qui
leur permette de sauver la face. Mais en tout cas, ils viennent de reprendre la
main face à la Russie. Mme Merkel et M. Hollande vont sans doute de nouveau
jouer les seconds rôles, une situation à laquelle ils sont habitués.
Quant à la Russie, la Chine, l’Inde et consorts, ils
poursuivent la construction d’un nouveau monde multipolaire.