mardi 26 janvier 2016

LITVINENKO est mort


Dans cette affaire qui a fait grand bruit, et en fait de nouveau, la seule certitude que nous ayons est qu’Alexandre Litvinenko est mort.
Le 23 novembre 2006, Alexandre Litvinenko mourrait dans un hôpital londonien. Peu de temps avant sa mort, son « ami » Alexandre Goldfarb lisait à la presse la dernière déclaration de son « ami » dans laquelle Alexandre Litvinenko accusait Vladimir Poutine d’avoir ordonné son meurtre. Rien ne prouve que la déclaration était bien de Litvinenko lui-même, et non de Goldfarb qui le conseillait depuis son arrivée à Londres ou de Boris Berezovsky qui le soutenait financièrement.
Ainsi commençait une longue saga dans laquelle deux thèses s’affrontent et qui a connu un nouveau développement récent avec les déclarations du juge anglais Robert Owen pour qui, le meurtre est une opération du FSB russe, « probablement approuvée par M. Patrouchev (Nikolaï Patrouchev, ex-chef du FSB), et aussi par le président Poutine ». Le « probablement » a évidemment une résonnance étrange dans la bouche d’un juge qui vient de boucler une enquête vieille de plus de huit ans et dont le rapport ne comporte pas moins de trois cent pages. On remarquera au passage que la « conviction molle » du juge est fondée sur les déclarations secrètes de membres non désignés d’un service secret non mentionné.
Mais revenons d’abord quelques année en arrière, à la fin des tristement célèbres années 90 en Russie. Alexandre Litvinenko y a occupé un poste subalterne au KGB, d’où il a participé à des enquêtes sur le crime organisé. Il faut dire qu’à cette époque, le crime organisé était florissant dans une jeune Fédération de Russie livrée, par son président Boris Eltsine, au pouvoir des oligarques qui en ont profité pour s’enrichir outrageusement et mettre le pays en coupe réglée, sous la responsabilité de Boris Berezovsky, l’éminence grise du Kremlin. C’est ce même Berezovky que l’on retrouvera également, quel hasard, à Londres au début des années 2000.
Dans cette ambiance de « coups tordus » Alexandre Litvinenko s’est retrouvé accusé de malversations et a même été emprisonné un temps. Relâché contre la promesse de ne pas quitter le pays, il s’enfuit à Londres via la Turquie, grâce à un faux passeport. Il sera aidé en cela par un nouvel « ami », Alexandre Goldfarb, un personnage que l’on va retrouver aussi, plus tard, dans les évènements de Londres liés à cette affaire.
Qui est Alexandre Goldfarb ? C’est un scientifique soviétique dissident qui a quitté l’URSS dans les années 70 pour rejoindre l’université de Columbia, une célèbre université privée de New York. Après la chute de l’URSS en 1991, Goldfarb est recruté par Georges Soros, le « grand ami de la Russie » que l’on sait, pour diriger les projets de la Fondation Soros en Russie. C’est là qu’il rencontre Alexandre Litvinenko avec qui il « sympathise » et qu’il aide ensuite à fuir la justice russe via la Turquie. Nous savons comme les Etats-Unis étaient particulièrement intéressés par les dissidents qu’ils choyaient, tout le temps que ces derniers disaient du mal de leur pays. L’un des plus célèbres a été Alexandre Soljénitsine qui, il faut le dire, était d’un autre calibre intellectuel que Alexandre Litvinenko. Les dirigeants américains ont accueilli et soutenu Soljénitsine tout le temps qu’ils ne comprenaient pas qui il était et ce qu’il disait vraiment.
Apparemment, c’est Goldfarb qui a été chargé ensuite de veiller sur Litvinienko. Il l’a, en particulier, aidé à rédiger ses mémoires dans lesquelles il dénonçait les excès de FSB, le gouvernement de Vladimir Poutine et tout ce qu’il pouvait dénoncer à propos de la Russie. L’importance d’Alexandre Litvinenko aussi bien au KGB, puis au FSB que comme « dissident » a été évidemment grandement exagérée pour donner autant de poids que possible à ses accusations. De telles accusations venant d’un employé subalterne qui plus est recherché par la justice de son pays ne pesaient évidemment pas grand poids. Jusqu’à ce que ce quasi inconnu ne meure d’une manière dramatique. Son agonie qui a duré deux semaines a été médiatisée grâce à des images et des communiqués de presse soigneusement calibrés par des professionnels de la communication. Il fallait absolument montrer à quel point la Russie était un pays dangereux, pour le monde entier et dans le monde entier.
Rien n’a été laissé au hasard par une équipe de professionnels de la communication, car Litvinenko n’apportait pas beaucoup de preuves de ce qu’il disait. Tout a donc été fait pour que le public ne se pose pas la question de la véracité des accusations.
Le thème « Poutine l’a fait » a bien fonctionné au départ, mais pour le faire durer il aurait fallu apporter des preuves. Ces preuves évidemment n’existaient pas. On a donc lancé le public dans une autre direction et on a expliqué qu’Alexandre Litvinenko enquêtait sur l’assassinat non résolu de la journaliste Anna Politkovskaya, une autre affaire qui avait défrayé la chronique en 2006. L’ampleur du mouvement de contestation international après ce meurtre assurait une place en première page au protégé d’Alexandre Goldfarb, une fois qu’il y était lié. On aurait pu se demander alors à quel titre Litvinenko enquêtait-il sur ce meurtre ? Il n’était pas journaliste, il n’était pas enquêteur privé agissant pour le compte d’un client. En revanche le mystère ayant entouré le meurtre de la journaliste et le fait que les médias occidentaux aient déjà mis en cause le président russe dans cette affaire ne pouvait que renforcer l’impact des « révélations » de Litvinenko, tout en évitant le problème quasi insoluble des preuves inexistantes.
Après la mort d’Alexandre Litvinenko aucun de mes confrères sévissant dans les médias « bien pensants » n’a, à ma connaissance, posé cette question. Aucun non plus n’a posé une autre question qui semblait évidente : « Cette présentation implique qu’il a été tué pour l’empêcher de révéler des secrets embarrassants pour des personnes haut placées (en Russie évidemment puisque le meurtre aurait été ordonné de là-bas). Mais son agonie a duré au moins deux semaines. Se sachant mourant et victime d’un empoissonnement, pourquoi n’avoir rien dit à ce moment là ? » Il a pourtant donné de nombreux interview, mais il n’a rien dit, sauf bien sûr dans la « dernière déclaration » lue par Goldfarb et dont rien ne prouve qu’elle soit de lui. Cela ne vous étonne pas ?
Le thème a été utilisé avec force détails par « The Gardian », en particulier. Le quotidien anglais à même reproduit une accusation de Boris Berezovsky « Vladimir Poutine a autorisé le meurtre d’Alexandre Litvinenko ». La déclaration n’était évidemment assortie d’aucune preuve, mais que pèsent les preuves dans le domaine de la communication ? Elle sont pourtant à la base du métier de journaliste. Nous sommes donc d’accord il s’agit de communication et non de journalisme. Ainsi, le 20 novembre 2006, le « London Times » écrivait : « Des diplomates ont déclaré hier que la Grande Bretagne sera plongée dans la pire crise diplomatique avec la Russie depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, si l’enquête de Scotland Yard sur la mort d’un ancien agent russe mène au Kremlin ». Des diplomates, quels diplomates ? Voilà une façon d’insinuer qui ressemble diablement aux déclarations du juge Owen pour qui « il est probable que Vladimir Poutine ait approuvé le meurtre ».
Il est temps de revenir sur le rôle de quelqu’un dont nous avons déjà mentionné le nom plus haut et qui est un des personnages centraux de cette affaire : Boris Berezovsky. Brillant esprit, docteur en mathématiques, membre associé de l’académie des sciences en 1991, Berezovsky a su tirer profit du chaos économique et politique des années 90 en Russie pour accumuler une fortune évaluée par Forbes à trois milliards de dollars (une somme réduite ensuite à 1,3 milliards suite à une décision de la justice russe à l’issue d’un procès en diffamation que Berezovsky lui-même avait intenté à Forbes). Il a su également s’immiscer dans les cercles politiques influents au Kremlin pour devenir rapidement une sorte d’éminence grise du régime Eltsine. Il a gagné ses premiers millions en achetant à Avtovaz, le plus grand constructeur automobile russe, des voitures qu’il payait, à crédit, en dessous de leur prix de revient et qu’il revendait en espèce et en dollars à des particuliers. Il versait ensuite le prix en rouble avec plusieurs mois de délai. Ainsi, il empochait à la fois le différentiel de prix, mais aussi le profit de change dans une économie où le rouble baissait régulièrement et où l’inflation était à trois chiffres. Comment pouvait-il acheter les voitures en dessous de leur prix de revient ? Un des directeurs d’Avtovaz était son partenaire dans l’affaire… Il a ensuite dirigé la compagnie aérienne Aeroflot pour laquelle il a monté une comptabilité parallèle afin de conserver à l’étranger le produit de la vente de billets en dollars. La justice l’a poursuivi pour avoir un peu confondu ce compte en dollars d’Aéroflot avec ses comptes personnels.
Homme de réseaux, Berezovsky a traité avec toutes sortes de partenaires y compris les moins recommandables et les plus dangereux. D’après Paul Khlebnikov, le journaliste russo-américain directeur de Forbes Russie, son partenaire d’affaire Badri Patarkatsishvili, était son correspondant avec la mafia géorgienne. On lui prêtait aussi des liens avec la mafia Tchétchène ce que semble confirmer les liens qu’il entretenait à Londres avec Akhmed Zakaïev, l’émissaire des séparatistes Tchétchènes, recherché par la justice russe pour création de bandes armées, pour plus de 300 meurtres et des enlèvements. Boris Berezovsky a d’ailleurs été victime, en Russie, de plusieurs tentatives d’assassinat dont une a coûté la vie à son chauffeur quand une bombe a explosé sous sa voiture.
Lorsque Vladimir Poutine a repris la Russie en main, il a mis fin au pouvoir des oligarques dans la politique russe, et Boris Berezovsky a dû quitter le pays après avoir vendu, assez mal vu les circonstances ses actions dans des sociétés comme Sibneft ou la première chaine de télévision ou encore Kommersant qui publiait des journaux et magazines connus. Après avoir cru qu’il pourrait manipuler Vladimir Poutine comme il l’avait fait avec Boris Eltsine, la déception a été grande. Elle s’est doublé d’une blessure d’orgueil, Boris Berezovsky ayant expliqué que c’est lui qui avait poussé la candidature de Vladimir Poutine.
Rien d’étonnant à ce que l’on retrouve donc son nom mêlé à cette affaire de meurtre impliquant des personnes réputées être « opposées au Kremlin ». D’autant que son lien avec eux était ancien, Alexandre Litvinenko et Andrei Lugovoï ont travaillé pour Boris Berezovsky en Russie dans les années 90.
Dans un article paru dans son édition daté du 23 mai 2007, le « New York Times » décrit Lugovoï comme un « ancien agent du KGB, un homme d’affaires, ennemi du Kremlin et opposant de Vladimir Poutine ». Il ne vous aura pas échappé, donc, que pour le « New York Times » et un grand nombre de quotidiens occidentaux, on aurait recruté un « ennemi du Kremlin et opposant de Vladimir Poutine » pour aller tuer à Londres un « opposant au Kremlin en exil, ennemi de Vladimir Poutine » !
Plus sérieusement, le « Financial Times » et un autre quotidien anglais, « The Independant » nous indiquent que la société de Lord Bell, « Bell Pottinger Communications », gérait les demandes d’informations des médias sur cette affaire, et distribuait des communiqués de presse et des photos d’Alexandre Litvinenko sur son lit d’hôpital. Le « Financial Times » ajoutait que Lord Bell avait représenté Boris Berezovsky en Angleterre pendant quatre ans.
Il n’est pas beaucoup plus facile de se faire une idée de ce qui s’est passé réellement en étudiant les divers témoignages disponibles. Alors qu’Alexandre Litvinenko est sur son lit d’hôpital, on nous explique qu’il a été empoisonné au thallium, un métal lourd dont l’ingestion par l’homme est mortelle à de très faibles doses. Ce n’est que le jour de la mort de Litvinenko que l’on a parlé plutôt de polonium. Le changement de poison a été accompagné par de nombreux articles expliquant qu’il n’y avait plus guère qu’en Russie que l’on pouvait en trouver. On comprend donc l’avantage du polonium sur le thallium. On nous a alors expliqué que l’on avait retrouvé des traces de polonium qui traversaient l’Europe de Russie en Angleterre, via Hambourg où vit l’ex-épouse d’Andrei Lugovoï. Un vrai chemin de « Petit Pousset" ! Mais il semblerait que l’Urss n’étaient pas le seul pays à produire du polonium dont la fabrication ne demande pas des compétences chimiques très poussées. Pour William Harper, physicien de l’université de Princeton, le polonium est présent dans un grand nombre de produits d’utilisation assez courante : « vous pouvez en trouver partout » aurait-il déclaré au journaliste du « New York Times » qui l’a interviewé et a titré son article « Polonium : 22,50 dollars plus les taxes », expliquant que c’était, à son avis, le prix de la dose nécessaire à tuer un homme.
Des sources en Russie ont étudié cette piste et Serguei Sokolov, qui a été un temps le chef de la sécurité de Boris Berezovsky dans les années 90 a retrouvé la trace de vieux conteneurs déposés dans une ancienne usine secrète soviétique et désaffectée, sur une ancienne île de la mer d’Aral (à Barsa-Kelmes) ayant contenu du polonium. Il mentionne une visite de l’usine par une équipe inconnue, à son avis envoyée par la CIA ou le MI6, qui aurait emporté un conteneur de polonium qui aurait ensuite été acheminé en Angleterre via Astrakhan, Batoumi (Géorgie), Trabzon (Turquie) et Istanbul. Pour Sokolov, il ne s’agissait pas d’utiliser ce polonium pour tuer Alexandre Litvinenko, mais simplement d’un trafic auquel ce dernier était mêlé.
Au delà des déclarations de l’ancien chef de la sécurité de Boris Berezovsky, il y a un certain nombre de faits qui semblent aller dans le sens du trafic et de l’erreur de manipulation. Ainsi, le 1er novembre 2006, Alexandre Litvinenko avait tout d’abord rendez-vous pour déjeuner avec Mario Scaramella, un Italien spécialiste des déchets radioactifs et censé lui remettre des documents liés au meurtre d’Anna Politkovskaya (d’ou cet Italien vivant à Naples tenait-il ce genre de documents ?). Les deux hommes se sont vus dans le restaurant de sushi "Itsu". Or des traces de polonium ont été relevées dans ce restaurant dans lequel ni Alexandre Lugovoï, ni Anton Kovtun, son présumé complice n’avaient, mis les pieds. Les traces de polonium étaient assez importante pour justifier le contrôle par la police italienne du domicile de Scaramella à Naples et de l’école de ses enfants. Questionné sur les résultats de ces recherches, Scaramella a déclaré que ces résultats étaient secret et qu’il n’en avait pas été informé par la police.
A Londres, des traces de polonium ont été trouvées à l’Hôtel Sheraton de Park Lane, dans les bureaux de Boris Berezovsky et au bar de l’hôtel Millenium où les trois hommes se sont rencontrés. Les trois derniers emplacements pourraient « coller » avec l’hypothèse de l’empoisonnement par Lugovoï et Kovtun, mais pas le premier, le restaurant « Itsu » !
Plus étonnant encore, des traces de polonium ont été trouvées également dans un restaurant, l’ « Abracadabra », appartenant à « Lord » David West et spécialisé dans la cuisine russe. Ce même David West s’apprêtait à fournir au juge anglais chargé de l’enquête, les reçus de carte de crédit prouvant qu’Alexandre Litvinenko était dans son restaurant deux jours avant de rencontrer Lugovoï et Kovtun. Malheureusement, David West était poignardé chez lui avant de pouvoir rencontrer le juge. Ce sont certainement ces éléments qui font que, dans son exposé, la semaine dernière, le juge Robert Owen a précisé qu’Alexandre Litvinenko avait bien été empoisonné au polonium par Alexandre Lugovoï le 1er novembre à l’hôtel Millenium, mais a ajouté qu’il avait reçu quelques jours plus tôt, une dose moins forte de ce polonium, ce qui justifiait à postériori les traces mentionnées ci-dessus.
Le déroulé de l’enquête non plus n’est pas très clair. Après avoir été accusée d’être l’origine du polonium par la justice anglaise, la Russie a demandé communication des résultats d’analyse sur la base desquels elle se disait capable de déterminer l’origine précise du polonium, chaque producteur étant identifiable à partir du produit. Ces résultats d’analyse n’ont jamais été fournis. En 2013, l’enquête a été enterrée et le dossier fermé six mois plus tard.
Mais ensuite, il y a eu la Crimée, le Donbass, le crash du vol MH17… L’enquête a été rouverte pour donner le résultat que l’on sait maintenant. A la suite des déclarations du juge Owens, David Cameron a déclaré qu’il fallait « punir » la Russie avant d’ajouter quelques heures plus tard, ou le lendemain, que l’Angleterre avait besoin de coopérer avec la Russie sur le dossier Syrien. Or s’il existe des personnes qui connaissent la vérité sur l’affaire, sur l’implication de divers services secrets dans le meurtre de Litvinenko et ceux qui ont suivi, David Cameron doit en faire partie.
En plus, en réfléchissant calmement, pourquoi quelqu’un utiliserait une « arme radioactive » pour tuer un homme quand un couteau, une balle ou un poison traditionnel ferait l’affaire de façon beaucoup plus sûre et moins dangereuse pour le meurtrier lui-même ?
Tout ceci laisse à penser que « l’opération Alexandre Litvinenko » était soit un coup monté pour déstabiliser la Russie et son président, soit, plus vraisemblablement, la récupération médiatique d’un accident de manipulation de polonium par la victime elle-même. L’homme était comme un cadeau du ciel pour les manipulateurs de tous poils à la recherche de « dissidents » prêts à dire du mal de la Russie dans le porte voix des médias occidentaux. Alexandre Goldfarb qui travaillait alors pour la fondation de George Soros a joué tout d’abord le rôle de rabatteur, avant de participer, à Londres à la mise en scène. Je ne pense pas que Boris Berezovsky soit mêlé directement au meurtre mais je crois qu’il y a simplement vu un moyen supplémentaire d’assouvir son désir de vengeance contre le président russe. Il a certainement participé à la mise en scène, il était certainement au courant des dessous de l’affaire et c’est peut-être ce qui est à l’origine du « suicide » qui lui a couté la vie, d’autant qu’on lui prêtait l’intention de rentrer en Russie après avoir demandé le pardon de Vladimir Poutine. Il fallait l’empêcher de parler.

dimanche 24 janvier 2016

« L’ennemi numéro un » de Poutine – 4ième partie (fin)


Nous avons vu, dans les trois premières parties de cet article qui était Mikhaïl Khodorkovski avant le fin de l’URSS, comment il a su tirer profit de ses nombreuses relations au sein du « Komsomol » et du parti communiste et comment il avait construit son « empire » dans les années 90.
Mais, en 2003, tout ceci s’est arrêté et l’homme le plus riche de Russie est devenu son prisonnier le plus célèbre à l’étranger. Mikhaïl Khodorkovski a été arrêté à la descente de son avion, sur un aéroport de Sibérie à la fin de l’année. Il a été déclaré coupable de détournements de fonds, de blanchiment d’argent et de fraude fiscale à grande échelle.
Beaucoup ont crié au scandale, au procès politique, à la vengeance de Vladimir Poutine, à un acharnement d’une justice manipulée contre le « pionnier du capitalisme russe » et un « grand stratège d’entreprise ». Les médias occidentaux s’en sont donné à cœur joie. Il faut dire que, dans ces médias, les membres de l’oligarchie économique mondiale trouvent toujours grâce. Ce sont eux qui détiennent ces médias ! A vrai dire, s’il y a une critique que l’on puisse faire au procès intenté à Mikhaïl Khodorkovski, c’est qu’il ait laissé de côté un grand nombre de ses « collègues » tout aussi coupables des délits reprochés à l’accusé.
Alors, pourquoi lui et lui seul (ou presque) ? Beaucoup de raisons ont été invoquées. Parmi les plus sérieuses nous retiendrons d’abord le fait qu’il ait continué à se servir de sa fortune pour intervenir dans la politique russe. Il finançait des partis, dont le parti communiste, mais surtout il a financé la campagne de nombreux députés qui, une fois élus à la Douma devenaient ses obligés. Il a même été soupçonné de préparer une modification de la constitution et une candidature à la présidence. Les tenants de cette explication en ont conclu, c’est logique, que Vladimir Poutine avait donc voulu le neutraliser pour protéger sa propre réélection. C’est logique, mais c’est peu vraisemblable, il y avait d’autres moyens de contrer les manœuvres de coulisse.
La deuxième explication concernait un projet d’oléoduc en Sibérie vers la Chine. On a commencé à parler de ce projet au moment où la Russie négociait avec la Chine le financement par cette dernière d’un autre tronçon d’oléoduc construit par le monopole d’état « Transneft ». La société « Yukos », aurait financé elle même son projet, entrant en conflit avec le monopole d’état. Un tel projet perturbait effectivement les négociations en cours entre la Chine et la Russie, mais là aussi, la Russie avait d’autres moyens de bloquer le projet, ne serait-ce, par exemple, qu’en invoquant le monopole d’état sur l’ensemble du réseau d’oléoducs et de gazoducs sur le territoire russe.
Le vrai motif, à mon avis, est à chercher ailleurs. Depuis plusieurs mois, Mikhaïl Khodorkovski négociait avec Roman Abramovich, le patron et actionnaire principal de la deuxième société pétrolière de Russie, « Sibneft », la fusion de cette dernière avec « Yukos ». Abramovich avait, en 1995, avec la complicité de Boris Berezovski, pris le contrôle de la société pétrolière dans une vente aux enchères comparable à celle qui avait permis à Mikhaïl Khodorkovski d’acheter « Yukos ». Lorsque Boris Berezovski avait décidé, contraint et forcé de quitter la Russie il avait vendu ses actifs à des prix qui tenaient évidemment compte de son besoin de vendre le plus rapidement possible. Abramovich lui avait racheté ses parts de « Sibneft » pour 1,3 milliards de dollars payés par tranches entre 2001 et 2003. C’est alors qu’ont commencé les négociations de fusion avec Mikhaïl Khodorkovski. Un protocole d’accord avait même été signé par les deux hommes. Si cette fusion était allée à son terme, elle aurait abouti à la création de la plus grande société pétrolière russe et une des quatre plus grandes sociétés pétrolières du monde. Le Kremlin suivait donc l’opération de près.
Ce qui a déclenché l’arrestation de Mikhaïl Khodorkovski c’est la nouvelle que, d’un autre côté, il négociait la vente de quarante pour cent de la nouvelle entité à une société américaine, soit « Chevron », soit « Exxon Mobil ». Cela aurait mis le secteur pétrolier russe sous le contrôle d’intérêts américains, au moment où le Kremlin cherchait à reprendre le contrôle des secteurs de l’énergie et des matières premières sur lequel il a construit une partie importante de la reprise économique du pays.
Cette opération était donc inacceptable et devait être arrêtée. Mais comment présenter la réaction des autorités russes sans risquer de dégrader sérieusement des relations Américano-Russes qui, déjà, n’étaient pas au beau fixe ? Cette vente prévue ne pouvait pas être utilisée comme prétexte. C’est pourquoi Mikhaïl Khodorkovski a été poursuivi pour des délits financiers et fiscaux. C’est ce qui a fait dire à un journaliste américain que Mikhaïl Khodorkovski était l’équivalent russe d’Al Capone[1].
Une fois Mikhaïl Khodorkovski et « Yukos » jugés et condamnés, la société étant dans l’impossibilité financière de payer les arriérés d’impôts et les amendes, a été renationalisée, rendant impossible toute session à des intérêts étrangers à la Russie. D’autre part, Boris Abramovich a cédé, deux ans après, la totalité de Sibneft, à Gazprom pour la somme de 13,1 milliards de dollars.
Voilà pour l’exposé des faits. Mais cela laisse une question importante en suspens : pourquoi Mikhaïl Khodorkovski a-t-il ainsi bravé le gouvernement russe ? J’ai déjà eu l’occasion de dire ce que je pense des capacités intellectuelles de l’homme. Il n’est donc, à mon avis, pas possible qu’il n’ai pas vu le danger qu’il courait en poursuivant ses plans, tant dans le domaine politique que dans celui des affaires. Il ne pouvait pas ne pas évaluer les risques.
Je rappellerai à ce propos qu’il avait reçu un « coup de semonce » au cours de l’été 2003 : son numéro deux, Platon Lebedev avait été emprisonné, alors que lui-même se trouvait aux Etats-Unis. Il aurait pu décider d’y rester, mais il ne l’a pas fait. Pourquoi ?
Je pense qu’il a reçu des garanties que ses « amis » américains ne le « laisseraient pas tomber ». Des « amis » aux rangs desquels se trouvaient tout de même Georges Bush Sr., ou James Baker et les membres Conseil Consultatif du « Carlyle Group ». Lorsqu’il venait à Washington, il était souvent reçu par le vice-président, parfois même par le président. Il avait donc des raisons de se croire protégé. Il avait sans doute mené trop longtemps la vie de plus riche entrepreneur de Russie, membre du cercle des dirigeants économiques choyés par les médias néo libéraux, des personnes qui représentent la fine fleur du système libéral, de ceux auxquels on ne touche pas en Occident, protégés qu’ils sont par une présomption d’innocence d’airain.
Ses amis américains ont vraisemblablement d’autant plus cherché à le rassurer qu’ils avaient besoin de lui en Russie. Mikhaïl Khodorkovski était une des pièces maitresses de leur jeu contre la Russie de Vladimir Poutine. Ils avaient perdu leur « reine » en la personne de Boris Eltsine, ils ne pouvaient pas laisser partir un « fou ». Et puis, au cas où les encouragements ne fonctionneraient pas, il y avait aussi la pression financière. Mikhaïl Khodorkovski comme ses collègues oligarques russes avait déposé d’énormes sommes d’argent à l’étranger, hors de portée de l’état russe, ce qui les mettait tout à fait à la portée des autorités américaines. Quel a été le dosage d’encouragements et de pressions, je n’en ai pas idée, mais le mélange à manifestement fonctionné.
Il est donc rentré en Russie pour poursuivre l’opération qui avait une importance inimaginable pour les Américains, une opération qui aurait mis le pays à leur merci. On pouvait bien, au besoin, « sacrifier » un « fou » pour un tel enjeu. On pouvait sacrifier un « fou » mais pas ruiner complètement les relations entre les deux pays, d’autant que d’autres opérations étaient en préparation. Donc, quand Mikhaïl Khodorkovski a été arrêté, il a eu droit, en Occident, à des déclarations outragées, à une très longue campagne de presse orchestrée dans les médias occidentaux[2], mais guère plus. A peine plus que ce dont ont bénéficié les « Pussy Riot » quelques années plus tard. En effet, les « amis » américains de Mikhaïl Khodorkovski ne sont pas des « amis » au sens russe du terme. Les Etats-Unis n’ont pas d’amis, ils ont des vassaux et la réaction en cas de problème pour un de leurs vassaux n’est pas à la mesure de sa valeur propre, mais à la mesure du tort que l’opération de soutien peut causer à Vladimir Poutine.
Mikhaïl Khodorkovski est donc resté en prison et, après dix ans d’incarcération, il a été gracié par Vladimir Poutine, officiellement en raison du mauvais état de santé de sa mère. Il a immédiatement quitté la Russie pour l’Allemagne dans un premier temps, puis la Suisse. De ses premières déclarations, je retiendrai deux points qui me semblent les plus importants. Le premier concerne Alexei Pitchouguine, le directeur du service de sécurité de « Yukos » condamné à perpétuité pour le meurtre du maire de Nefteyugansk, Vladimir Petukhov. Mikhaïl Khodorkovski lui fait savoir, par voie de presse qu’il ne l’oublierait pas. Le second est l’engagement de ne plus s’occuper de politique en Russie.
Dans le premier cas, le but de Mikhaïl Khodorkovski est clair, Alexei Pitchouguine sait beaucoup de choses qu’il a, jusqu’alors, gardées pour lui et, après la libération de son patron, les autorités vont faire pression sur lui pour qu’il dise ce qu’il sait. On lui dit donc, « ne t’inquiète pas, on s’occupe de ton cas et continue à te taire ».
En ce qui concerne l’engagement de ne plus faire de politique, je pense qu’à ce moment là, Mikhaïl Khodorkovski est sincère. Après dix ans, l’homme qui sort de prison n’est plus celui qui y est entré. Un autre russe, Edouard Limonov, écrivain, dissident politique et créateur du parti « National Bolchévique »,  un habitué des prisons à qui Emmanuel Carrère a consacré un livre, a bien décrit ce qui se passe dans la tête d’un intellectuel prisonnier en longue peine. Pendant les deux premières années ont pense à ce qui nous a conduit là, aux erreurs, aux trahisons et on rêve de vengeance. Après deux ou trois ans on commence à réfléchir à soi-même au sens de sa vie et on fait un profond travail sur soi-même, un travail duquel on ne ressort pas le même.
Pour moi, le nouveau Mikhaïl Khodorkovski avait laissé l’ancien Mikhaïl Khodorkovski derrière lui, dans la prison. Mais l’homme représentait toujours une pièce importante dans le jeu de ses « anciens/nouveaux amis ». La simple mention de son nom garantissait un retentissement international, dans les médias aux ordres, à toute opération à laquelle il serait lié. Pas question de le laisser prendre une « retraite mal méritée ». Le « New York Times » expliquera que son engagement de ne plus faire de politique ne couvrait que la période correspondant à la fin de sa peine et que, par conséquent, après cette date, il était libre de faire ce qu’il voulait. Libre me semble un mot mal choisi en l’occurrence.
Il a donc relancé son mouvement « Open Russia » créé en 2001 et mis en sommeil quelques années plus tard, puis fait un certain nombre de déclarations contenant les attaques habituelles contre la Russie et Vladimir Poutine, mais qui, dans sa bouche donnent l’impression d’avoir plus de poids. Il a annoncé son intention de demander l’asile politique en Grande Bretagne et de « soutenir des candidats libéraux aux prochaines élections législatives russes ». Il a, par exemple, déclaré à la BBC : « Je suis considéré comme une menace par le président Poutine, économiquement en raison de possibles saisies d'avoirs russes à l'étranger, et politiquement car il se peut que j'aide des candidats démocratiques aux prochaines élections (législatives) de 2016». Plus qu’une vraie menace, il n’est qu’un « outil » supplémentaire dans la boîte des Etats-Unis qui continuent à rêver à un changement de régime en Russie.
Alors pourquoi ce mandat d’arrêt émis par la justice russe « pour organisation de meurtre et tentative de meurtre sur deux personnes et plus » et annoncé le 11 décembre dernier ? En réponse, Mikhaïl Khodorkovski a appelé le même jour à une « révolution » en Russie, dénonçant un « coup d’Etat » du président Poutine dont il juge le pouvoir « illégitime »[3].
A mon avis pour deux raisons. La première est que Alexei Pitchouguine condamné à la prison à vie a parlé et donné des indications importantes sur le rôle de Mikhaïl Khodorkovski dans un certain nombre d’assassinats perpétrés par le service de sécurité de « Yukos », dans l’espoir d’une remise de peine. La seconde est l’utilisation de ces renseignements dans le but de « dévaloriser » la personne de Mikhaïl Khodorkovski aux yeux du public et de ses défenseurs en Occident. Ce n’est certainement pas dans l’espoir de voir la Grande Bretagne extrader l’homme vers la Russie !
Doit-on voir un lien entre cette affaire et le jugement extrêmement étrange rendu par un juge anglais dans l’affaire du meurtre d’Alexandre Litvinenko ? J’essaierai de répondre à cette question dans mon prochain article.


[1] La police américaine ne pouvant prouver tous les meurtres dont elle le soupçonnait à fini par le faire condamner pour fraude fiscale. Ce n’est pas, comme le prétend un journaliste français « mal informé », Vladimir Poutine qui a fait la comparaison…
[2] Pour « Le Nouvel Observateur » du 24 octobre 2012, « Khodorkovski fait aujourd’hui, depuis sa prison, l’effet d’un moine combattant, dont le calme apparent sonne comme une forme de résistance ultime au système, mais aussi comme le signe probable d’une ambition politique ». (à propos du documentaire du réalisateur allemand Cyril Tuschi sur « l’Affaire Khodorkovski »).
[3]Le Monde » du 11.12.2015

lundi 18 janvier 2016

"L’ennemi numéro un" de Poutine - 3ième partie


Dans les deux premières parties de cette série d’articles, j’ai présenté l’homme Mikhaïl Khodorkovski et sa première grande entreprise, la banque « Menatep ». Nous avons vu comment il a pu, grâce à ses relations mettre la main fin 95 sur la société pétrolière Yukos.
Voyons maintenant ce qui s’est passé pour « l’homme le plus riche de Russie » de 1995 à 2003. En 1995, la privatisation des entreprises n’était pas terminée. Restaient encore à privatiser les fleurons de l’économie soviétique. Ce sera bientôt chose faite par l’intermédiaire d’un prêt accordé à l’état par un groupe de sept oligarques qui ont obtenu en garantie de ce prêt les actions de ces dernières sociétés. Dès le départ, tout le monde savait que l’état russe ne serait pas en position de rembourser à l’échéance fixée à douze mois. Le prêt a donc servi de prétexte au transfert des actions de ces sociétés.
Mais un problème s’est posé juste après la mise en place du prêt qui courait de septembre 95 à septembre 96 : des élections. Un détail en somme, les élections législatives, d’abord, en décembre 1995, puis l’élection présidentielle en juin 1996. L’élection présidentielle de 1996 a été la dernière étape de la prise de pouvoir par les oligarques russes. Qu’on en juge.
Les élections législatives avaient produit, en décembre 95, des résultats de nature à inquiéter sérieusement les nouveaux maîtres de la Russie. La liste du Parti Communiste arrivait en première place avec 22,30% de voix. Les médias commencèrent à parler de la revanche des Communistes à l'élection présidentielle qui devait avoir lieu l'année suivante.
En février 1996, à moins de six mois des nouvelles élections présidentielles la cote du président Eltsine était au plus bas. Avec l'effondrement de l'économie russe, la guerre de Tchétchénie, les scandales de la privatisation qui étaient évidemment connus de la population, les sondages lui donnaient environ 6% des intentions de vote. Son concurrent direct, le communiste Guennady Zhouganov, lui, était crédité de plus de 18% des intentions de vote. Son succès semblait assuré.
Mais, au Kremlin, un homme tirait les ficelles dans l'ombre: Boris Berezovsky. Il fit appel aux financiers qui avaient déjà participé au sauvetage de l'Etat eltsinnien quelques mois plus tôt. En mars 1996, il organisa une réunion au Kremlin à laquelle participaient outre les proches collaborateurs du président (dont Anatoly Tchoubaïs), Mikhaïl Fridman, Vladimir Goussinsky, Mikhaïl Khodorkovsky, Vladimir Potanine, Alexandre Smoliensky, Vladimir Vinogradov et lui-même, bien entendu.
Boris Eltsine leur demanda leur aide pour financer sa campagne électorale. Ils n'avaient pas vraiment le choix. Il s'agissait pour eux, avant tout, de sauver leur situation personnelle et de tirer profit de l'opération de prêt qui n'avait pas encore été dénouée et qui serait certainement remise en cause par un nouveau président communiste. Ils participèrent donc largement au financement de la campagne du président candidat. Mais plus encore, ils mirent à sa disposition les médias qu'ils contrôlaient et qui étaient les plus puissants du pays. Vladimir Goussinsky était le propriétaire du groupe NTV qui comptait la première chaîne de télévision privée et des magazines. Boris Berezovsky était l'actionnaire principal de la première chaîne de télévision, la seule qui avait une couverture nationale. Il était également propriétaire du groupe de presse Kommersant. La campagne, dirigée par Anatoly Tchoubaïs, a été orchestrée sur le thème : "Boris Eltsine ou le retour au chaos". Au premier tour, les deux candidats arrivés en tête étaient Boris Eltsine (35,28% des suffrages) et Guennady Zhouganov (32,03%). Au second tour, Eltsine l'emportait avec 53,72% des voix. Il bénéficiait d’un accord avec le Général Alexandre Lebed, candidat arrivé troisième au premier tour avec 14,7% des voix.
Au lendemain de la victoire orchestrée par Anatoly Tchoubaïs, ce dernier était nommé à la tête de l'administration présidentielle, l'organisme le plus puissant politiquement de Russie à l'époque. En octobre, Boris Berezovsky était nommé vice secrétaire du Conseil de Sécurité Nationale.
Après cette réélection, le pouvoir de Boris Berezovsky et des oligarques semblera ne plus connaître de limites, ce qui achèvera de dégoûter la population de ses dirigeants. Le sentiment de puissance et d'impunité atteindra un tel niveau que Boris Berezovsky déclarera sans aucune gêne dans une interview au "Financial Times" en novembre 1996 que "plus de la moitié de l'économie de la Russie est contrôlée par sept financiers, qui ont financé la campagne électorale de Boris Eltsine".
Mais, même si effectivement les oligarques croyaient contrôler l’économie russe et le gouvernement, un vieux réflexe leur venant d’expériences soviétiques les empêchait de croire tout à fait à la réalité de leur puissance et de leurs fortunes. Ils craignaient toujours que quelque chose ne se passe qui les priverait de leurs avoirs dont l’état reprendrait possession. Le sentiment d’avoir acquis ces richesses dans des conditions « discutables » devait certainement renforcer cette sensation. C’est la raison pour laquelle ils ont tous procédé à des « exportations » de capitaux. Les sorties de capitaux de Russie à cette époque se comptaient en centaines de milliards de dollars. Ce faisant, ils se mettaient entre les mains d’intérêts politiques étrangers dont ils ne mesuraient certainement pas à l’époque la puissance.
Mikhaïl Khodorkovski ne faisait pas exception à cette règle. En 1998, Khodorkovski a été poursuivi devant un tribunal américain sous les accusations de complicité de blanchiment d’argent sale, au sein de sa propre banque, Menatep et à la « Bank of New-York ». Visiblement, il avait des amis très influents aux USA car il sera acquitté. Quelques mois plus tard, le directeur de la « Bank of New-York » était assassiné dans son appartement de Monaco par les membres d’une soi-disant, selon les bruits qui ont couru à l’époque, « mafia russe » qu’il aurait trompée dans le scénario du blanchiment d’argent provenant de la drogue.
En Russie, Mikhaïl Khodorkovski comme ses « collègues », s’est mis en tête d’étendre son empire. Les principaux oligarques ne s’étaient pas retrouvés à leur place parce qu’ils étaient de brillants gestionnaires d’entreprise. Pour la plupart ils avaient simplement, pour reprendre une citation de Mikhaïl Prokhorov (ex copropriétaire de Norilsk Nikel) « … eu la chance de se trouver au bon endroit au bon moment. » Ils se sont donc lancés dans des opérations de rachat de concurrents comme dans une sorte de gigantesque Monopoly. Ces rachats ne se faisaient évidemment pas toujours de façon « classique ». La corruption, corruption de fonctionnaires en particulier faisait partie des méthodes les plus courantes de même que la violence de temps en temps. La liste est longue de chefs d’entreprises qui ont été tués dans des conditions peu souvent élucidées dans les années 90. Les Moscovites avaient d’ailleurs une expression quand on leur parlait d’un nouvel homme d’affaire assassiné, ils disaient : « Encore un qui a oublié de partager ».
A une époque où les fonctionnaires, de même que les employés des sociétés d'état (il fut un temps où les employés de sociétés d'état soviétique ne savaient plus à qui appartenait leur société) ne recevaient plus leurs salaires que de façon épisodique, beaucoup ont cédé à la tentation, d'autant que refuser pouvait signifier risquer sa vie. Et risquer sa vie pour quoi, pour quel pays, pour quel idéal ?
A la fin des années 90, Mikhaïl Khodorkovski était donc en conflit avec le maire de Nefteyugansk, le premier maire de la ville élu au suffrage populaire, Vladimir Petukhov. L’enjeu du conflit était le contrôle de la société pétrolière Yuganskneftegaz. Petukhov a réussi à tenir tête au patron de Yukos qui voulait privatiser l’entreprise, allant jusqu’à envoyer une lettre à Boris Eltsine pour dénoncer les agissements de Mikhaïl Khodorkovski, le non paiement des impôts par Yukos et demandant la mise à pied de plusieurs hauts fonctionnaires locaux achetés par Yukos.
La position de Yukos qui était à la fois l’employeur numéro un et le premier contribuable de la ville était devenue extrêmement délicate. Sous la pression de ses administrateurs étrangers, Yukos cherchait à transférer à la ville les responsabilités sociales qui, dans le système soviétique, revenaient à l’entreprise. D’où les revendications de la mairie en matière d’impôts.
La lutte a duré jusqu’au 26 juin 1998, quand Vladimir Petukhov a été abattu alors qu’il rentrait chez lui à pied. Son garde du corps a été grièvement blessé.
Il me semble évident que Mikhaïl Khodorkovski n’a évidemment pas participé à la fusillade, mais aussi qu’il n’a pas donné l’ordre de tuer son rival. Il est trop intelligent pour faire cela de cette façon, sachant que les soupçons pèseraient immédiatement sur lui du fait de la lutte pour le contrôle de Yuganskneftegaz. D’ailleurs, plusieurs sources citées par « BNE Intellinews » (http://www.intellinews.com/) ont rapporté qu’il avait été particulièrement contrarié quand on lui avait annoncé la nouvelle, alors qu’il fêtait son 35ième anniversaire à Moscou.
Il n’en reste pas moins que le chef de la sécurité de la société Yukos, Alexeï Pitchugin a été condamné à perpétuité pour l’organisation sur le terrain de ce meurtre, ainsi que de celui d’autres personnes qui s’étaient dressées sur le chemin de son patron, alors que le vice président de Yukos, Leonid Nevzlin qui s’est réfugié en Israël a été condamné par contumace pour la coordination des opérations. Dans une société où le président contrôlait à peu près tout, ce genre de décision ne pouvait lui être complètement étrangère. Mikhaïl Khodorkovski devait au minimum savoir qu’existait au sein de Yukos une « équipe action » qui s’occupait des adversaires trop virulents de leur patron, ce qui, en droit, faisait de lui un complice.
Dans un article daté du 27 juin 1998, le quotidien moscovite « The Moscow Times » rapportait le meurtre, de Vladimir Petukhov, expliquant que le maire de Nefteyugansk, ville autour de laquelle la société Yukos avait de nombreux puits d’extraction, avait été tué de plusieurs balles dans la poitrine et à la tête et que son garde du corps avait été grièvement blessé. Il décrivait également l’émotion causée dans la ville et les manifestations qui ont suivi le meurtre. Puis le journaliste se lançait dans une critique du maire et de ses activités privées ainsi que de celles de sa femme, sans doute pour éloigner les lecteurs de la piste Yukos, ou tout au moins en ouvrir d’autres. Il terminait sur les déclarations de Natalya Mandrova, porte parole de Yukos qui, évidemment, rejetait la responsabilité de ce meurtre et contestait les affirmations du maire à propos du non paiement d’une partie importante des impôts dus.
La veuve de Vladimir Petukhov, Farida Islamova, ne partageait pas cet avis et elle a écrit un livre dont la version anglaise a été lancée à Prague en juin dernier, dans lequel elle accuse Mikhaïl Khodorkovski d’être le responsable du meurtre de son mari. Elle a renouvelé l’accusation pendant la cérémonie de lancement du livre.
La justice russe au début des années 2000 a décidé de ne pas poursuivre Mikhaïl Khodorkovski sur ces chefs d’accusation. En revanche, elle a retenu le chef de fraude fiscale à grande échelle. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que Yukos et donc son patron et copropriétaire sont coupables de fraude fiscale. La seule question qui me semble légitime à ce sujet est plutôt : pourquoi seulement Mikhaïl Khodorkovski et pas les autres oligarques et chef d’entreprises privatisées qui ont tous pratiqué la fraude fiscale dans les années 90 ?
La raison est qu’il fallait absolument stopper les activités de l’homme le plus riche de Russie sur des motifs qui ne risquent pas de trop détériorer les relations de la Russie avec l’Occident. Il a été condamné pour des délits qu’il a effectivement commis mais en raison de manœuvres beaucoup plus dangereuses pour le pays.
Pendant toutes les années 90 ou presque, Mikhaïl Khodorkovski a tissé un réseau de relations dans les milieux dirigeants américains. Il a, par exemple, créé en 2001, un fonds qu’il a appelé « Russie Ouverte », sur le modèle du célèbre fonds « Open Society » (Société Ouverte) du milliardaire Georges Soros, et a invité au conseil de ce fonds des personnalités comme Henry Kissinger et Lord Jacob Rothschild. L’objet de ce fonds était de promouvoir la démocratie en Russie. Le simple nom de ces deux membres montre sans équivoque de quelle type de démocratie il s’agit.
Mikhaïl Khodorkovski était en effet très entouré par les autorités américaines qui le considéraient comme un allié dans la place. Non pas un espion, dans sa position ce n’était pas possible, mais un héraut des idées néolibérales. Ses moyens financiers lui ouvraient toute sortes de tribunes desquelles répandre les idées chères aux dirigeants américains et ainsi, espéraient-ils affaiblir le pouvoir de Vladimir Poutine et la Russie en général. Pas besoin de payer ce genre d’alliés, il suffit de l’entourer d’honneurs divers comme le faire recevoir par des personnalités du monde des affaires et de la politique américain.
Mikhaïl Khodorkovski a ainsi été coopté au Conseil Consultatif du « Carlyle Group », une société américaine très fermée de gestion d’actifs financiers, qui déclarait dans son dernier rapport annuel un montant de 150 milliards de dollars d’actifs en gestion. Le Conseil Consultatif d’une telle société est composé de « personnalités de poids », comme Georges Bush Sr., ou James Baker. Y entrer est évidemment une incroyable marque de reconnaissance pour un dirigeant issu d’une privatisation plus que douteuse et en mal de respectabilité. Même les gens intelligents sont manipulables quand ils laissent, pour un temps, leur égo à la manœuvre.
« On » attendait de lui, en retour, une fidélité sans faille à la doxa néo libérale. Il avait donc, à ce moment, coupé les ponts avec son pays d’origine qui lui, sous la direction de Vladimir Poutine commençait à chercher une troisième voie entre le communisme qui avait échoué et le libéralisme qui déjà commençait à montrer ses limites.
Jusque là, les écarts de l’oligarque russe, vis à vis de son pays étaient surtout formels. Mais, et c’est cela qui lui a valu les poursuites judiciaires, il préparait LA grande trahison, celle qui allait lui valoir dix ans de prison. (à suivre)