dimanche 28 septembre 2014

Faire quelque chose… militairement


Quand “faire quelque chose” veut dire “faire quelque chose militairement”, on se prépare à des échecs et des retours de flamme. C’est le manque d’imagination de nos dirigeants qui pose problème.
Plutôt que d’imaginer des solutions, une attitude que l’on a semble-t-il oubliée, on réagit « à chaud », de façon émotionnelle et donc sans réflexion. Un dirigeant a des émotions, c’est d’ailleurs souhaitable, mais il doit être capable de les dépasser avant de prendre des décisions aussi importantes que de mener une guerre. Cela ne semble plus être le cas. J’y vois une conséquence, oserais-je dire une victoire, du terrorisme. Les hommes politiques et les médias en sont responsables et nous en sommes complices.
Une réaction « à chaud » est une réaction qui n’a pas été évaluée correctement. Ce n’est pas forcément une réaction mauvaise à court terme. Mais justement, elle représente une vue à court terme, une vue qui ne cherche pas à évaluer calmement les conséquences au delà de ce « court terme ». On peut tolérer ce type de réaction d’un individu ordinaire.
Mais diriger, c’est réfléchir, c’est prévoir, c’est faire preuve d’imagination. Diriger, ce n’est pas faire comme tout le monde, ce n’est pas imiter ses voisins, c’est être capable d’imagination. C’est aussi être capable d’analyser le passé pour en tirer des enseignements. Un président, des ministres, des députés, des sénateurs sont des personnes qui ont cherché à obtenir le pouvoir, ce pouvoir qu’ils semblent maintenant ne plus vouloir exercer. Ce pouvoir que nous leur avons donné à eux, malheureusement parfois, faute de mieux.
Si je prends le cas français, le manque d’imagination des dirigeants se traduit par des déclarations du genre « on devrait faire comme en Allemagne », ou « ça marche bien au Danemark, pourquoi ne pas essayer chez nous ». Parce que la France n’est ni l’Allemagne, ni le Danemark et les Français ne sont ni des Allemands ni des Danois.
Dans le domaine des interventions à l’étranger, le modèle favori des dirigeants politiques français aujourd’hui, c’est l’Amérique. Où est le temps où l’on moquait volontiers le manque de subtilité américain ? Peu importe que les Etats-Unis n’aient connu que des échecs et des défaites, dans leurs interventions, depuis le Vietnam en particulier, en Afghanistan en 2001 et en Iraq en 2003, sans parler du Yémen, de la Somalie ou de la Lybie.
En 1991, les Etats-Unis ont perdu leur adversaire idéologique et se sont retrouvés seule puissance globale. Une situation qu’ils n’avaient d’ailleurs pas prévue et à laquelle ils mettront plusieurs années à s’habituer. Le virage de la superpuissance a été pris au début des années 2000 quand les « néo-conservateurs » on pris le pouvoir à Washington. Les théories de domination totale ont alors vu le jour.
Les Etats-Unis étaient tout puissants, les gardiens de la démocratie mondiale à qui il restait seulement quelques états de « l’axe du mal » à faire rentrer dans le « droit chemin ». Jamais dans l’histoire du monde un pays n’avait tenu ce type de position, assise, de plus, sur une puissance militaire inégalée.
Pourtant, malgré cette puissance considérable, depuis le début du siècle, aucune intervention militaire n’a fonctionné. Pas un seul état, fut-il petit, mal équipé, faible, impopulaire n’a été défait. Pas un groupe terroriste n’a été éliminé, pas un seul. Et pourtant, la France (elle n’est pas la seule, bien sur) a décidé de suivre le nouveau « maître du monde » malgré ses résultats peu convainquants. Je n’ai pas entendu un membre du gouvernement mettre en doute le bien fondé de la méthode forte. On continue à appliquer toujours les mêmes méthodes en espérant à chaque fois obtenir un résultat différent. Une forme de folie.
Et plus le temps passe, plus cette folie semble toucher de monde. On nous dit que les Etats-Unis sont au plus haut de leur puissance. Certains dont j’ai fait partie un moment, voient plutôt un immense empire militaire en train de se désintégrer sous le poids de son impuissance et plus le temps passe, plus cette désintégration que personne ne veut encore admettre, pousse à des comportements de moins en moins raisonnables, de plus en plus psychotiques et donc de plus en plus dangereux (Philippe Grasset décrit très bien cette situation dans les nombreux articles sur le sujet de son site www.dedefensa.org). Dans son allocution télévisée annonçant la reprise des bombardements en Irak le président américain a expliqué que cette nouvelle guerre durerait plusieurs années. Selon certains de mes confrères américains, des « sources bien informées parlant sous condition d’anonymité » (vous connaissez la formule consacrée) parlaient de 36 mois au minimum. Ainsi donc, loin de sortir les Etats-Unis d’Irak, comme il l’avait promis pendant sa campagne électorale, il va « léguer » ce conflit à son successeur (Alfred Nobel doit se retourner dans sa tombe). Et la France suit, merci M. le président…
Il y a cependant une autre analyse possible de ce comportement américain qui m’a longtemps semblé incohérent. Elle a été proposée en 2003 par M. Jacques Sapir, à une époque où les médias ont préféré gloser sur l’opposition franco-germano-russe à l’intervention en Irak. Dans un article publié par la « Revue internationale et stratégique », il y expose ce qu’il appelle « l’isolationnisme interventionniste providentialiste américain ». Il s’agit d’un glissement de la vision impériale qui dominait jusqu’à la fin du XXe siècle, vers un isolationnisme qui ne cherche plus à organiser le monde, mais à détruire toutes les sources de danger pour le continent américain. J’ai abordé l’aspect « providentiel » dans un autre article.
Cette approche me semble mieux expliquer l’attitude des dirigeants américains qu’il s’agisse évidemment de M. Georges W Bush mais aussi, quoi qu’il s’en défende, de M. Barak Obama. Elle ne fait plus la part belle à une irrationalité et une courte vue qui, bien qu’elle séduise une frange importante de la population française, ne peut être imputée à des dirigeants de ce niveau et à leurs conseillers.
Mais si cela rassure mon sens de la logique, c’est bien le seul aspect rassurant que j’y trouve.
Ainsi on s’en prend à l’Ukraine de façon cynique parce que l’on veut détruire le lien entre la Russie et l’Europe et, si possible provoquer un changement de régime en Russie. Peu importe le nombre d’Ukrainiens qui le paieront de leur vie. Peu importe la situation économique de l’Ukraine. Au contraire, plus la situation économique de ce pays est désespérée, moins il y aura de candidats à faire alliance avec lui, et même si on n’atteint pas le but initial en Russie (et il est fort probable que l’on n’y arrive pas) on aura évité une alliance entre la Russie et l’Ukraine qui aurait fait de l’Union Eurasiatique un danger pour les Etats-Unis. Peu importe que la Russie n’ait plus aucun désir d’envahir ses voisins et de reformer l’ex-empire soviétique, il suffit de s’en convaincre et de convaincre la population américaine, car comme le dit Aaron David Miller dans un article de Foreign Policy daté du 23 septembre :  « Nous sommes très bons à nous faire une peur du diable et à agir ensuite sur cette base. Nous avons fait cela depuis les débuts de la république… »
De même, les Etats-Unis soutiennent, arment et financent des mouvements terroristes dans le monde, pourvu qu’à un instant donné ils servent les intérêts américains. Peu importe qu’à terme on se retrouve face à ces armes que l’on a distribuées. On l’a vu en Afghanistan où les Etats-Unis ont armé les Talibans qui luttaient contre l’Union Soviétique, avant de se retrouver face à ces mêmes Talibans. ISIS a été considéré comme un allié acceptable contre M. Assad en Syrie jusqu’à ce qu’il commence à s’étendre en Irak avec le succès que l’on sait.
L’échec en Irak est patent. Malgré des dépenses ahurissantes, 25 milliards de dollars pour entraîner une armée irakienne dont on a vu les performances récemment, 60 milliards pour une reconstruction qui n’a pas eu lieu et 2.000 milliards pour la guerre, sans compter les milliers de morts, il semble qu’il faille tout recommencer. Cette fois, on ne mettra pas de troupes au sol, promis juré. Mais il y a trois ans, les Etats-Unis avaient soit disant laissé derrière eux en Irak un pays stabilisé (discours de M. Obama).
Le ministre des affaires étrangères français explique que les combats au sol doivent être menés par « les populations locales »(journal de 20H, A2, dimanche 28 septembre 2014). Mais quelles populations ? Les Irakiens, on a vu leur armée. Les Kurdes ? Les médias européens ne tarissent pas d’éloge pour les « Peshmergas » kurdes. Mais qu’en pense la Turquie voisine qui ne veut pas entendre parler d’un état kurde ?
La France, nous dit-on ne va bombarder que le territoire irakien, mais pas la Syrie. Notre ministre d’expliquer qu’en Syrie, nous avons une autre action. Nous soutenons l’opposition modérée. Mais que savons-nous de cette opposition modérée. En quoi est-elle modérée ? Bien souvent l’opposition modérée n’est qu’une opposition soutenue par les Etats-Unis et qui deviendra à terme un groupe terroriste quand il commencera à s’opposer à celui qui l’a nourri. Et le cycle recommencera. Pour le moment, la seule opposition modérée en Syrie est constituée de jihadistes comme Jabhat al-Nusra, Ahrar al-Sham et le Front Islamique. Leur sectarisme violent n’est pas très différent de celui de l’ISIS.
Je ne suis pas systématiquement contre une intervention militaire. Il y a des moments où elle se justifie. Mais j’aime que l’on m’explique, avant de se lancer, pourquoi cette intervention est légitime. Et attention à la manipulation médiatique. Quand un responsable m’explique qu’il faut « y aller » parce qu’en face de nous nous avons des « barbares », tout ministre qu’il soit, je me dis que tout pays attaquant désire justifier moralement son intervention et il aura donc une forte tendance à diaboliser son adversaire. Ceci n’est pas une motivation raisonnable.
L’alternative à ne rien faire n’est pas agir militairement. Il y a d’autres solutions, comme des solutions politiques que l’on peut mettre en œuvre grâce à des efforts diplomatiques. Au lieu de me parler de bombardements, même s’il sont, peut-être, un des éléments de la réponse appropriée, j’aimerais que l’on essaie de m’expliquer comment barrer la route au sectarisme en Irak.
Au lieu d’une coalition militaire, j’aimerais entendre parler d’une coalition diplomatique pour faire pression sur qui de droit. Cela éviterait, en passant, de donner des armes à des alliés de circonstance qui, ensuite, retourneront ces armes contre nous.
Pourquoi ne pas relancer les négociations sur la situation complexe en Syrie. Au lieu de livrer des armes à une soit disant « opposition modérée », pourquoi ne pas envisager un embargo sur les armes pour toutes les parties au conflit.
Les Etats-Unis se lancent, comme à leur habitude, dans une opération militaire qu’ils ne peuvent pas gagner militairement. Cela ne veut pas dire qu’ils n’en tireront pas un profit stratégique. Mais c’est un profit pour les Etats-Unis uniquement, pas pour ses alliés qui de toute façon ne sont que des éléments d’un décor qu’il faut morceler au maximum pour empêcher la naissance d’une force capable de porter la violence sur le territoire américain.
Leur position, aussi cynique qu’elle soit n’est pas dépourvue d’un épouvantable logique. Mais ou est l’intérêt de la France dans tout cela ? Le président Hollande a reçu la mission sacrée de protéger la France et le peuple français. On ne badine pas avec de tels enjeux qui dépassent largement ces mensonges de campagne oubliés aussitôt que prononcés. La France était déjà engagée sur trois fronts, était-il besoin d’en ajouter un autre. Etait-il besoin pour le plaisir de jouer le rôle de je ne sais quel « matamore » de mettre la France en tête des listes de pays menacés par le terrorisme ? On ne parle plus là de déficits à contenir, on parle de la vie des Français.
Je laisserai le dernier mot à un général américain (eh oui…), le Général Butler qui observait, c’est une citation reprise d’un article de Noam Chomski au mois d’août :  « C’est un miracle que nous ayons échappé à la destruction jusqu’à maintenant, mais plus on tente le sort, moins on peut compter sur intervention divine pour prolonger ce miracle ».

mercredi 24 septembre 2014

La fin de la diplomatie ?


Parmi les citations célèbres du président russe, Valdimir Poutine la suivante est à la fois la plus reprise et la moins bien comprise : « La chute de l’Urss a été plus grande catastrophe géopolitique du siècle ». La plupart des « experts du monde russe contemporain » qui hantent les plateaux de télévision y voient l’aveu de la nostalgie de l’Union Soviétique. Quoi de plus normal d’ailleurs, venant d’un ancien « directeur du KGB » comme on décrit si souvent le président russe. Un ami américain me faisait d’ailleurs remarquer, récemment, que l’on ne parlait jamais de M. Bush Sr. comme de « l’ex-directeur de la CIA » qu’il fut cependant.
Le vrai sens de cette phrase (et la « catastrophe » dont il s’agit) est plutôt à chercher dans les conséquences géopolitiques de la disparition de l’Urss. Cette disparition a laissé un pays seul en position dominante sur la scène mondiale. Si l’on veut être indulgent avec les Etats-Unis on dira que ce pays n’avait pas eu le temps de se préparer à occuper cette position. Que ses premières réactions ont donc été dictées par une grande surprise et des réflexes hérités de la période où il rêvait d’éliminer son adversaire idéologique, sans toutefois penser qu’il y arriverait.
Plus de vingt-deux ans après, on est moins enclin à l’indulgence en constatant ce que les Etats-Unis ont fait de leur position dominante. Le monde est moins sûr qu’il ne l’a jamais été, le droit est bafoué, la démocratie n’est plus que l’ombre d’elle même à force d’avoir été utilisée comme paravent à diverses manœuvres de déstabilisation de pays menant à des changements de régime. Lorsqu’un pays tente de tenir tête aux Etats-Unis la première réaction est d’essayer d’en changer le régime. Les méthodes ont varié avec les présidents, mais l’objectif est resté le même : mettre à la tête du plus grand nombre de pays possible, des gouvernements acquis aux thèses américaines.
Sous l’ère Georges W. Bush, les Etats-Unis se cachaient derrière la lutte contre le terrorisme et les interventions prenaient la forme d’invasions militaires, comme en Irak ou en Afghanistan. M. Obama, lui, se veut le champion de la « légalité » et agit sous couvert d’opérations de défense de la démocratie. Je n’en veux pour exemple que ce qui s’est passé à Téhéran en 2009 (tentative manquée), au Vénézuela quatre ans plus tard (autre tentative manquée), en Egypte, tentative réussie de renversement d’un président démocratiquement élu, par une opération de « défense de la démocratie » et, plus récemment en Ukraine ou les Etats-Unis soutenus par l’Union Européenne ont, là encore, soutenu le renversement d’un président démocratiquement élu (élections jugées honnêtes par l’EU elle-même à l’époque), au nom de la démocratie.
Tout cela peut paraître un peu confus, mais on comprend mieux les différentes situations quand on est capable de savoir à quel moment remplacer, dans le discours, le terme « démocratie », par le terme « démocratie américaine ».
Parallèlement à ces opérations, la notion même de diplomatie a été vidée de son sens, de la même façon que l’avait été celle de démocratie. Cette tendance de fond a débuté précisément avec la fin de l’Urss et ce que l’Américain Francis Fukuyama a appelé à l’époque, la « fin de l’histoire ». Il est d’ailleurs revenu sur cette métaphore erronée, reconnaissant que  sa vision de l’époque n’était pas juste. Sans doute l’effet de surprise mentionné au début de cet article.
Cette reconnaissance de son erreur par M. Fukuyama a été évidemment moins prise en compte que ses premières déclarations plus « percutantes », il faut bien l’admettre, et les dirigeants occidentaux et américains en particulier ont continué à agir de la même façon. On ne parle plus de la recherche en commun de solutions acceptables par toutes les parties à un conflit d’intérêt (diplomatie) mais de décision « juste », basée sur les normes, les valeurs, la vision du monde de l’occident.  Ces valeurs et cette vision sont d’autant moins remises en cause qu’elles auraient prouvé leur justesse par la victoire qu’elles ont permise contre l’ennemi idéologique.
Cette méthode n’est évidemment pas du goût de tous les pays, et c’est pourquoi à l’époque de M. Bush junior, il a fallu faire appel à la force militaire pour faire accepter les « décisions justes » de l’Amérique. Mais il s’agissait de méthodes par trop grossières qui ne pouvaient décemment être mise en œuvre que dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Tous les pays qui cherchent à tenir tête aux Etats-Unis ne peuvent raisonnablement pas être taxés de terrorisme, même si on a déjà eu tendance à Washington à abuser un peu de cette qualification.
Les Etats-Unis et leurs alliés sont donc passés à des méthodes de persuasion moins évidemment violentes. La force militaire a été remplacée par les pressions politiques, économiques et, plus récemment, informationnelles. J’ai mentionné dans un précédent article cette phrase de M. Obama qui aurait sans doute déclenché un tollé international, en d’autres temps : « notre capacité à modeler l’opinion du monde a permis d’isoler la Russie dès le départ ».
Mais, justement, cette méthode qui exclue toute négociation sérieuse avec la partie adverse ne fonctionne pas quand cette partie adverse est du calibre de la Russie. Toute personne sensée comprend que le Kremlin ne cèdera jamais à ces méthodes. Cela n’empêche pas les Etats-Unis et l’Union Européenne de continuer à appliquer des méthodes qui n’ont pas fonctionné en espérant toujours obtenir un résultat différent de celui des tentatives précédentes. Une forme de folie.
Sortira-t-on de la situation bloquée actuelle ? Vraisemblablement. Sans se faire la guerre ? Sans doute. Cela sera-t-il facile ? J’en doute. Il est beaucoup plus facile de mettre des sanctions en place que de les lever. Il est beaucoup plus facile de détruire la confiance que de la construire. Et, au plan économique, il est plus facile de prendre des positions que de les regagner.
Tout cela pour quoi ? Les Ukrainiens ont signé avec l’Union Européenne un accord économique qui vient d’être reporté à début 2016. Certains fonctionnaires de Bruxelles parlent, en privé, de « funérailles discrètes ». La situation économique du pays qui n’a jamais été brillante depuis 1991 est maintenant désespérée. Les besoins financiers sont au delà des possibilités de l’Europe, du FMI ou des Etats-Unis, sans l’aide de la Russie. Cependant tous les voisins de l’Ukraine ont intérêt à vivre près d’un pays stable et prospère.
Depuis le début de la crise, la Russie demande à participer à des négociations tripartites. On lui a répondu que ce problème ne la concernait pas. Pourtant, il va bien falloir, maintenant, discuter à trois, Union Européenne, Russie, Ukraine.
Combien de vies humaines aurait-on pu épargner en commençant à négocier tout de suite ?

samedi 20 septembre 2014

“Notre capacité à modeler l’opinion du monde”


Cette phrase, tirée du discours du président américain à l’académie de West-Point en mai dernier sonne, au choix, comme un défi cynique ou comme un aveu ingénu. J’y vois plutôt l’affirmation d’une volonté de puissance sans limites et d’une autosatisfaction méprisante.
Quoi qu’il en soit, nous savons que les Etats-Unis ont effectivement ce pouvoir. Il n’est que de lire la presse officielle (presse-système) pour s’en convaincre. Les journalistes, au grand dam de certains d’entre eux, qui s’accrochent à la déontologie de leur métier, sont les complices de cette manipulation à l’échelle du « bassin atlantique ».
Dernier exemple en date, cet article du New York Times à propos d’une éventuelle coopération des services de surveillance américains avec les militaires ukrainiens. Il est question de donner à l’armée ukrainienne des informations lui permettant de localiser et de détruire les « missiles fournis par la Russie ». Il ne fait de doute pour personne, que les combattants du Donbass reçoivent de l’aide du territoire russe. Autant il ne peut s’agir d’une aide directe de l’armée russe en tant que telle, autant un grand nombre de volontaires russes combattent à leurs côtés.
Les troupes du Donbass disposent d’un armement dont ils semblent bien tirer le meilleur. Cet armement selon le New York Times et ses confrères « atlantiques » est russe. On devrait plutôt dire, la plupart du temps, « soviétique ». L’armée de Kiev dispose du même type d’armement datant du temps où elle faisait partie de l’armée soviétique, et dont elle semble faire un moins bon usage. Un très grand nombre d’armes y compris des armes lourdes et des blindés ont été pris par les troupes du Donbass lors des affrontements. Il est donc difficile de « faire un tri » entre ce qui viendrait des armureries et des garages des régiments ukrainiens et ce qui aurait passé la frontière. Les journalistes ne se soucient pas de ces « subtilités » et ne prennent pas la peine d’enquêter. D’ailleurs, à quoi bon enquêter quand il ne s’agit pas d’informer mais de « modeler ».
Ainsi donc, dans l’article mentionné plus haut, on peut lire : « by aggressively helping Ukraine target the missiles Russia has provided. Those missiles have taken down at least five aircraft in the past 10 days, including Malaysia Airlines Flight 17 »  (en aidant agressivement l’Ukraine à cibler les missiles fournis par la Russie, ces missiles qui ont abattu au moins cinq avions dans les derniers dix jours, y compris le vol MH17). Outre le fait que cette catastrophe s’est produite il y a bien plus de dix jours, rien ne prouve ce qu’avancent les deux journalistes.
Mais depuis quelques années, il suffit qu’un mensonge soit répété un nombre suffisant de fois pour qu’il devienne une vérité, n’est-ce pas ? Je laisserai le mot de la fin à Robert Parry, un de ces « journalistes qui s’accrochent à la déontologie de leur métier ». Il écrivait dans un article daté du 27 juillet 2014 : « In this sorry affair, one of the worst offenders of journalistic principles has been the New York Times, generally regarded as America’s premier newspaper. » (Dans cette affaire tragique, un des pires pourfendeurs des principes du journalisme a été le New York Times, habituellement considéré comme le premier journal américain.) J’ai failli écrire le « journal de référence »…  Cela ne vous rappelle rien ni personne ?

dimanche 14 septembre 2014

Silence, on sanctionne !


Deux évènements récents ont à nouveau mis en évidence la pauvreté intellectuelle du débat en France. Peut-être devrait-on plutôt dire l’absence de débat dont les médias papier et leurs appendices électroniques se sont fait les champions.
Le 1er septembre, M. Narychkine, président de la Douma (le parlement russe) était à Paris, accompagné de deux parlementaires russes. Il a reçu, à la résidence de l’Ambassadeur de Russie, un certain nombre de députés et sénateurs français ainsi que des chefs de grandes entreprises.
Le journal « La Croix » a donné le ton des réactions sous ce titre : « Quand une dizaine de parlementaires français affichent leur « Poutinophilie » à Paris ». Et d’expliquer que l’on ne doit pas parler à des représentant du méchant M. Poutine. Il ne s’agit en l’occurrence pas de représentants de M. Poutine, mais de représentants du peuple russe. Mais surtout, depuis quand un citoyen français n’aurait pas le droit de rencontrer des citoyens d’autres pays avec lesquels la France n’est pas (au moins officiellement) en guerre.
S’agirait-t-il d’un intérêt supérieur de la nation ? Le président d’une association qui a l’humour de mettre le mot « liberté » dans son nom, explique que « C’est la crédibilité de l’action de la France et de l’UE qui est atteinte lorsque des parlementaires français participent à une rencontre de ce genre ». Donc, si je comprends bien, « silence dans les rangs et je ne veux voir qu’une seule tête ! » En voilà une curieuse conception de la « liberté ».
Aucun des journaux qui publient cette nouvelle n’omet d’expliquer que M. Narichkine fait l’objet de sanctions personnelles qui l’empêchent d’entrer sur le territoire européen (et donc français). Que les âmes sensibles se rassurent, il ne s’agit pas d’un sursaut de dignité français. Interrogé par « La Croix », le quai d’Orsay a fait savoir : « Sergueï Narychkine était invité par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe à une réunion à Paris. C’est donc en application d’une obligation de droit international applicable à tout pays siège d’une organisation internationale (en l’occurrence le Conseil de l’Europe) que nous avons autorisé la présence sur le territoire national de M. Narychkine. Aucun entretien avec des représentants officiels du gouvernement français n’a eu lieu ». Nous voilà rassurés, aucun représentant officiel du gouvernement français n’a eu d’entretien avec les parlementaires russes. On ne sait jamais, en se parlant, ils risquaient de se comprendre…
Deuxième événement, la visite en Russie de quatorze parlementaires français représentant les principaux partis de l’assemblée. Cette visite a été organisée par l’association « Dialogue Franco-Russe », une association créée en 2004 sous le patronage des présidents de l’époque, MM. Chirac et Poutine, à une époque où on se parlait encore. Le co-président français de l’association, M. Thierry Mariani, à l’origine de cette initiative menait la délégation.
Les parlementaires ont été reçus à la Douma, au Conseil de la Fédération et par le président de l’Administration Présidentielle, M. Ivanov. L’objectif du voyage était de faire dialoguer des responsables politiques, ce que fait le « Dialogue Franco-Russe » non seulement dans le domaine politique, mais aussi dans différents domaines comme les affaires ou la culture.
Seulement voilà, dialoguer, chercher à se comprendre sont des activités aujourd’hui sinon répréhensible, en tout cas extrêmement suspectes. Les pays occidentaux, dans leur « grande sagesse » (toute neuve, elle date environ de 1991) ne dialoguent plus, ne négocient plus, ils prennent des positions qui sont forcément bonnes et doivent donc être acceptées sans discussion[1].
Ainsi, le journal « Le Figaro » explique à propos de ce voyage : « une quinzaine de parlementaires français ont choisi d'exprimer leur soutien à Vladimir Poutine en se rendant dans la capitale russe.” Lesquels parlementaires sont devenus, dans le titre de l’article « Un groupe de parlementaires français prorusses en visite à Moscou ». Il y a une terrible, une affreuse logique dans tout cela. En effet dans un monde où on ne dialogue plus, où on ne parle plus, où on ne négocie plus, visiter la Russie et rencontrer des parlementaires russes ne peut être qu’une marque de soutien. Sinon, ils n’y seraient pas allés, bien sûr.
L’hebdomadaire « L’Express » n’est pas en reste qui titre : « 14 parlementaires français à Moscou pour soutenir la Russie ».
Un tel comportement est indigne d’une personne responsable et plus encore d’un responsable politique. Mais c’est malheureusement la mode à presque tous les niveaux de notre société. On ne parle plus, on ne négocie plus, on cloue au pilori. « Si vous n’êtes pas avec moi, vous êtes contre moi » et, dans les deux cas, d’ailleurs, on ne se parle pas, car « si vous êtes avec moi », vous n’avez pas besoin d’explications, votre choix est fait et je ne supporte aucune critique. Les relations humaines à leur plus bas niveau, celui des pulsions et des instincts.
Je sais, se parler ne veut pas forcément dire se comprendre. Mais ne pas se parler augmente très largement le risque de parvenir à ce résultat. On remplace la discussion par la violence d’une position non négociable. Je me souviens d’une de mes professeurs à la fac de philosophie qui aimait répéter que « l’usage de la violence est une marque de faiblesse ».


[1] Je reviendrai sur cette tendance dans mon prochain article : “la Fin de la Diplomatie”

mercredi 10 septembre 2014

L’Europe entre en guerre contre la Russie


Depuis le début de la crise ukrainienne, les rôles respectifs des Etats-Unis et de l’Union Européenne ont fait l’objet d’analyses les plus diverses, chacun s’accordant cependant pour dire que les Américains étaient nettement en pointe, les Européens suivant avec réserve et freinant le plus possible.
L’objectif des Etats-Unis était clairement de faire entrer l’Ukraine dans le giron de l’Europe, d’abord, puis de l’Otan, bouclant ainsi le mouvement vers l’est et l’encerclement de la Russie. Après la première série d’adhésions en 1999 (République Tchèque, Hongrie et Pologne), la seconde en 2004 (Bulgarie, Pays Baltes, Roumanie, Slovaquie et Slovénie), la troisième en 2009 (Albanie et Croatie), se préparait donc une quatrième étape, de taille, celle-là, l’adhésion de l’Ukraine, avant peut-être, celle de la Géorgie ce qui complèterait l’encerclement de la Russie par l’Otan.
En 1998, George Kennan, le père de la politique américaine de « containment » de l’Urss, en 1947, expliquait dans une interview donnée à Thomas Friedman du New York Times à propos de l’élargissement de l’Otan à l’Est : « C’est une erreur tragique. Il n’y avait absolument aucune raison de faire cela. Personne ne menaçait personne. Cet élargissement doit avoir fait se retourner dans leur tombe les pères fondateurs de ce pays. Nous avons signé pour la défense d’une série de pays, alors que nous n’avons ni les moyens ni la volonté de le faire sérieusement. (…) Et la démocratie russe est aussi avancée, sinon plus avancée qu’aucun des pays que nous venons juste de nous engager à défendre contre la Russie. »
Et Thomas Friedman de nommer ceux qui, à son avis, sont responsables de cette suite d’erreurs, Bill Clinton, William Cohen, Madeleine Albright, Sandy Berger, Trent Lott et Joe Lieberman.
Suivant une méthode maintenant bien ancrée dans les habitudes de Washington, tout effort diplomatique était rejeté. Le « pays indispensable » est dépositaire de la vérité, une vérité non négociable. Si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous. Dans le second cas, nous vous appliquerons des sanctions.
Les pays ainsi sanctionnés ne manquent pas dans le monde. Il y a cependant deux remarques importantes à faire. La première est que les sanctions n’on jamais vraiment fonctionné. La seconde est que les victimes précédentes étaient des pays d’une taille bien inférieure à celle de la Russie (Irak ou Iran, par exemple). Mais qu’à cela ne tienne, les Etats-Unis semblent atteints par une forme sérieuse de la folie telle que la définissait Albert Einstein : « Faire continuellement la même chose en espérant à chaque fois obtenir un résultat différent ».
La position géographique et les relations commerciales des Etats-Unis et de la Russie mettent les premiers à l’abris de conséquences négatives de ces sanctions ou de mesures de rétorsion russes. Ce n’est pas le cas de l’Europe. Il était donc surprenant que les pays européens suivent le mouvement, même avec lenteur, même en rechignant ostensiblement. L’Allemagne, en particulier semble exposée. La réponse donnée jusqu’à présent par la Russie aurait aussi de quoi calmer le zèle de pays comme la Pologne ou les pays Baltes qui exportaient beaucoup de produits alimentaires vers la Russie.
Malgré tout, leur position reste inchangée. Jusque là, je dois dire que je me sentais un peu surpris par leur comportement. En particulier par celui de l’Allemagne de Mme. Merkel.
D’autant qu’il est hautement peu probable que la Russie cède aux sanctions. La population fait bloc derrière son président (à 83%) et le pays a une longue histoire de résistance acharnée quelques soient les épreuves. Et il en a subit de pires. En effet, tout le monde ne pense pas que la Russie doivent souffrir énormément des diverses vagues de sanctions.
Au contraire, les effets négatifs des sanctions sur l’économie russe seront variables et, sans doute (mais c’est à vérifier) moins importants que les effets négatifs sur les économies européennes. Je vois et j’entends partout dans les médias européens que les sanctions vont faire mal à la Russie car son économie est déjà au bord de la récession. C’est peut-être vrai, mais qu’en est-il des économies des pays européens ? Elles ne vont pas mieux et la marge d’évolution semble moins grande qu’en Russie. Car, en effet, comment les Russes ont-ils réagit dans un premier temps ? Ils ont profité de l’occasion pour imposer des mesures protectionnistes pour leur secteur agro-alimentaire. Comme le remarque Jacques Sapir, un bon connaisseur de l’économie russe : « En fait, on constate que le gouvernement russe a saisi l’occasion qui lui a été fournie par les sanctions pour prendre des mesures dont l’effet sur l’économie russe pourrait s’avérer positif. »
Pour M. Sapir, « De ce point de vue, le changement de modèle de développement n’est pas une simple réaction au changement géopolitique, mais ce changement a été utilisé pour mettre en œuvre un changement qui était à l’ordre du jour depuis la fin de 2012. Ce changement devrait aboutir à faire émerger un modèle de développement de la Russie qui serait beaucoup plus autocentré que ce qu’il est actuellement, et tourné de manière bien plus décisive sur la construction d’une industrie innovante. »
On ne peut pas pour autant parler d’effets bénéfiques à court terme et l’économie russe va souffrir du régime de sanctions. Mais à moyen terme, l’occident lui a donné une sérieuse motivation pour faire enfin les changements économiques et financiers dont le pays a besoin pour passer d’une économie de fournisseur de matière premières à une économie moderne et équilibrée.
Cela sera également favorisé par le fait que « désormais le « bassin Atlantique » (les Etats-Unis, le Canada et l’Europe occidentale) ne concentre plus l’essentiels des techniques et technologies de production. Le possible éloignement de la Russie pourrait ne pas se traduire par un isolement mais par un basculement vers des relations avec d’autres pays » (Jacques Sapir).
Les pays européens ne peuvent pas ignorer cela, même si certains de leurs dirigeants ont fait preuve récemment d’une vivacité d’esprit et d’une imagination très en dessous de la moyenne. Ce qui me ramène à mon questionnement initial, comment expliquer le comportement de l’Allemagne de Mme. Merkel ? Emmanuel Todd, dans une interview à Olivier Berruyer publiée par le site “Les Crisesouvre des pistes de réflexion intéressantes, mais qui m’ont tout de même un peu laissé sur ma “faim”.
J’en parlais donc ce matin avec deux «  collègues et néanmoins amis » russes qui me tenaient le raisonnement suivant. En ce qui concerne le nouveau « train de sanctions », elle seront presque certainement appliquées. En effet, les lier au respect du cessez-le-feu est une invitation à la partie ukrainienne de violer ce cessez-le-feu. La violation pourrait d’ailleurs ne pas venir de M. Poroshenko, mais des milices qui ne sont pas sous sont contrôle, mais sous celui de personnes qui ont un intérêt personnel à faire durer la guerre.
Quand Mme. Merkel exige que les douze points de l’accord de Minsk soient tous respectés, avant le début de nouvelles négociations, elle ne peut pas ne pas savoir qu’il s’agit d’une mission impossible. Non seulement beaucoup de ces douze points sont apparemment irréalisables, mais en plus, leur réalisation ne dépend pas de Moscou, mais de Kiev.
Cela fait bientôt un an que les Etats-Unis ont essayé d’affaiblir le pouvoir de M. Poutine à l’intérieur afin de bloquer l’intégration eurasiatique dont il est le champion. Sa réaction à l’agression de l’Ukraine et le rapprochement de la Russie avec la Chine, l’Inde[1] et le Brésil ont rendu Washington fou.
C’est pourquoi Washington est maintenant passé à un niveau de sanctions beaucoup plus sérieux. Pour les Russes (en tout cas mes interlocuteurs de ce matin), l’objectif n’est plus de bloquer mais de détruire l ‘économie de la Russie. Avec deux conséquences recherchées par les américains, l’affaiblissement de l’ennemi russe et celui de l’économie européenne. Le premier objectif risque d’être atteint à court terme, mais on a déjà vu qu’il provoque une réaction qui pourrait saper à terme l’hégémonie du dollar dans les échanges internationaux. D’autant que la volonté russe de s’émanciper du dollars dans ses échanges internationaux rencontre un désir équivalent chez certains de ses partenaires importants.
Le deuxième objectif sera aussi atteint à terme et il permettra aux Etats-Unis de se poser en recours et d’imposer leur traité transatlantique, dont la population européenne, sinon ses dirigeants, se méfient énormément. Le retour de bâton, dans ce cas pourrait être un réveil de ces populations européennes qui commencent à accepter de moins en moins bien la gestion non démocratique de l’oligarchie qui gouverne l’Europe.
Alors, disait un de mes interlocuteurs de ce matin, dans un élan d’enthousiasme, peut-être que l’Europe imposera des sanctions aux Etats-Unis. En ce qui me concerne, je n’en demande pas tant. Mais je regrette sincèrement que devant le choix qui lui était imposé, Mme. Merkel ait choisi l’atlantisme et la soumission au lieu de saisir l’occasion exceptionnelle d’exister vraiment et de faire exister l’Europe dans une position d’équilibre entre les Etats-Unis et la Russie.


[1] A ce propos, M. Hollande croit-il vraiment pouvoir vendre des Rafales en Inde s’il ne livre pas les Mistrals à la Russie ?

jeudi 4 septembre 2014

Que se passe-t-il en Ukraine : PREMIERE PARTIE, Etats-Unis, la nation indispensable


Il y a trois intervenants au problème ukrainien et un groupe d’intervenants. Les intervenants sont les Etats-Unis, la Russie et l’Ukraine évidemment et le groupe, c’est l’Union Européenne.
Nous commencerons par un retour en arrière dans l’histoire de ces intervenants et de leurs relations car on ne peut plus rien comprendre si on accepte de vivre comme les médias-systèmes nous y invitent, dans un éternel présent, sans passé, donc sans causes directes, concrètes, et sans futur, donc sans conséquences à nos actes.
Puis nous détaillerons les évènements qui nous ont amenés à la situation présente en tentant autant que possible de démêler le vrai du faux dans ce fatras d’informations dont nous sommes bombardés à longueur de journée par des sources rarement désintéressées et souvent mensongères, y compris les sources les plus proches des divers gouvernements concernés.
De toutes les déclarations récentes des dirigeants américains, celle qui est peut-être l’une des plus éclairantes se trouve dans le discours prononcé au mois de mai dernier par président Obama à l’académie militaire de West Point.
Dès le début du discours il énonçait ce qui, pour beaucoup d’Américains, sonne comme une évidence : « les Etats-Unis demeurent la nation indispensable. Il en a été ainsi au siècle dernier et cela se poursuivra dans le siècle à venir ».
On retrouve en filigrane dans cette déclaration, la notion de « Destinée Manifeste », théorisée en 1845 par le journaliste américain, John O’Sullivan. Il cherchait à établir une sorte de « base morale » à la colonisation du continent nord américain. Selon lui, « C'est notre destinée manifeste de nous déployer sur le continent confié par la Providence pour le libre développement de notre grandissante multitude. »
Comme l’explique Françoise Clary de l’Université de Rouen, « En introduisant l’expression au milieu de l’année 1945, le journaliste John O’Sillivan, offrait aux Américains un mythe propre à légitimer le développement de l’empire. Associant deux idées, démocratie et empire, il justifiait la spoliation des ethnies qui côtoyaient les Anglo-Américains ».
La notion de "Destinée Manifeste" est, évidemment, un discours ou une idéologie, c’est à dire un système de justification. La raison du succès de l’article de John O’Sullivan est qu’il arrivait à point nommé (juste après l’annexion du Texas) pour régler un problème de conscience qui commençait à se faire jour. Les psychosociologues d’aujourd’hui diraient un cas de « dissonance cognitive ». Cette dissonance venait de  la contradiction, entre les valeurs inscrites dans la Déclaration d'Indépendance, la Constitution ou la Déclaration des Droits, d'une part, et, d'autre part, les pratiques violentes d'exclusion ou de soumission de certains groupes humains.
Quoi de mieux que de croire à une « destinée », c’est à dire un choix de la Providence pour justifier ces actions passées dissonantes et faire disparaître peu à peu toute dissonance dans les actions violentes futures ayant pour but de soumettre l’environnement des Etats-Unis à son bon vouloir. Cette volonté de domination appuyée sur un mythe nationaliste puissant (qui n’incluait pas les gens de couleur), devenait progressivement « une philosophie organisée autour de l’idée puritaine de la vertu de l’Amérique et du peuple américain[1] ».
Les Etats-Unis d’aujourd’hui croient en une destinée encore plus manifeste. Il ne faudrait cependant pas en conclure que l’ensemble de la population adhère à cette idéologie. Il y a eu, dès le départ, une opposition à la "Destinée Manifeste". Mais elle était faible, inorganisée, incapable de former une alternative crédible.
Quant à l’expansionnisme américain, il n’était au départ que l’extension de l’expansionnisme anglais dont il avait gardé les caractéristiques, en particulier le racisme. A cette époque, l’ensemble des pays européens analysaient leur place dans le monde en termes de race, établissant une dichotomie entre « civilisation » et « barbarie ».
En 1823, le président américain, James Monroe avait défini dans un discours au Congrès ce qu’il pensait que devait être la politique étrangère américaine et qui serait ensuite baptisé « Doctrine Monroe ». Le centre de cette doctrine est que les Amériques (nord et sud) ne sont plus susceptibles de colonisation et que toute intervention sur ce territoire serait considéré comme une atteinte à la sécurité américaine. A l’époque, les américains qui n’avaient pas encore conquis la totalité du territoire du nord, s’engageaient en contrepartie à ne pas intervenir en Europe.
Au début du XXe siècle, le ton change avec ce que l’on a appelé le « corollaire Roosevelt » qui dénonce la neutralité absolue, précisant que les Etats-Unis ne tolèreraient rien de ce qui peut nuire à leurs intérêts.
Le pas suivant sera franchi en 1947, au début de la guerre froide, par le président Harry Truman qui vise l’endiguement (« containment ») de l’Union Soviétique, reprenant en cela les idées émises en avril 1946 par Georges Kennan, alors chef de la mission diplomatique américaine à Moscou.  Ce même Georges Kennan qui sera le père, au moins au plan intellectuel, du « plan Marshal » d’aide au Japon et à l’Europe de l’Ouest. L’idée de ce plan était de soustraire ces pays à une possible influence soviétique en renforçant leurs gouvernements pour en faire un rempart au communisme.
C’est sous la présidence de Harry Truman que les Etats-Unis voteront en octobre 1949 le premier document législatif concernant la politique étrangère du pays, le « Mutual Defense Assistance Act » qui promettait une assistance militaire à tout pays allié des Etats-Unis qui aurait été sous la menace de l’Union Soviétique. Ce texte s’inscrivait dans la droite ligne de la politique d’endiguement et a permis la relance du complexe militaro-industriel dont le développement avait été sérieusement ralenti après la victoire de 1945 sur l’Allemagne nazie. La nécessité de cette relance avait été mise en avant quelques mois plus tôt avec la signature du traité de l’Atlantique Nord.
C’est sur la base de ce texte que les Etats-Unis mirent en place des « Programmes d’Assistance Militaire » (ou en anglais « MAP ») qui devinrent la base de la doctrine militaire du « monde libre » et le nouvel outil d’endiguement de l’Union Soviétique. Ces programmes ont soulevé des oppositions sérieuses hors des Etats-Unis, en particulier, car ils étaient accordés à des pays fort peu démocratiques, comme l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar ou la Grèce des colonels. Le critère d’attribution du soutien américain, à l’époque, comme aujourd’hui, n’était pas, bien sûr, une quelconque promotion de la démocratie, mais le respect des intérêts américains du moment (des intérêts changeants et donc des alliés changeants, comme l’histoire récente du monde nous l’a montré).
La disparition de l’Urss en 1991 a créé un nouvel ordre qui nécessita une nouvelle doctrine américaine. Au lieu de faire table rase du passé et de penser une nouvelle organisation, les Etats-Unis ont conservé dans les faits, sinon dans les paroles, la même politique d’endiguement de la Russie. L’Otan n’a pas été dissous ni même réorganisé autour d’une nouvelle doctrine. On lui a simplement cherché de nouveaux ennemis pour justifier son existence. Comme la disparition de l’Urss avait sonné la fin d’une quelconque opposition aux visées hégémoniques américaines, le nouvel ordre mondial a été organisé à Washington. Je pense que c’est pourquoi M. Poutine a qualifié la chute de l’Urss de « plus grande catastrophe géopolitique », car elle libérait la politique étrangère américaine de toute réserve. Cette déclaration a été reprise ensuite « ad nauseam » dans une acception volontairement erronée.
La nouvelle doctrine a été largement et clairement présentée par Zbigniew Brzezinski dans son livre de 1997,  « Le Grand Echiquier ». Dans la préface de l’édition française, le général Chaliand, directeur du centre d’étude des conflits, explique que « Les Etats-Unis sont désormais plus impériaux que jamais et leur projet est de maintenir, aussi longtemps que possible, un environnement international conforme à leurs propres intérêts. »
On retrouve évidemment cette idée dans la discours de M. Obama mentionné plus haut : « (…) le monde a changé. Ce sera la tâche de votre génération de répondre à ce nouveau monde. La question à laquelle nous devons répondre, à laquelle chacun d’entre vous devra répondre n’est pas de savoir si les Etats-Unis vont diriger (ce monde) mais comment nous allons le diriger, pas seulement pour protéger notre paix et notre prospérité, mais aussi pour répandre la paix et la prospérité autour du globe ». Vaste programme !
Pour M. Brzezinski, le « Grand Echiquier » est l’Eurasie, qui abrite 75% de la population du monde, où se trouve la majeure partie des ressources ainsi que les deux tiers de la production mondiale. Pour que l’hégémonie américaine se perpétue, il faut absolument éviter qu’un pays ou qu’un groupe de pays alliés puisse devenir hégémonique sur cet échiquier. C’est ainsi que se définissent les « intérêts fondamentaux des Etats-Unis ».
Pour défendre ces « intérêts fondamentaux », tous les moyens sont bons, et, en particulier, la violence. Revenons au discours de M. Obama à West Point : « Laissez-moi répéter un principe que j’ai mis en avant dès le début de ma présidence : les Etats-Unis utiliseront la force militaire, unilatéralement lorsque cela sera nécessaire, quand nos intérêts fondamentaux l’exigeront, quand notre population sera menacée, quand nos moyens d’existence seront en cause, quand la sécurité de nos alliés sera en danger ».
Le président américain admet alors qu’il faudra mettre ces moyens en œuvre de façon proportionnelle, efficace et juste, mais les américains seuls jugeront de ce qui est « proportionnel, efficace et juste » car « L’opinion internationale a son importance, mais les Etats-Unis ne devront jamais demander la permission de protéger leur peuple, leur territoire, leur style de vie ». Tout est dit. Tout est possible, nous décidons nous-même de ce qui est juste.
Ce qui suit dans le discours et que je n’ai, évidemment, pas vu analysé dans les médias français n’est guère plus rassurant puisqu’il y est question de la responsabilité des Etats-Unis, dans le cadre de leur « leadership », de « renforcer et faire respecter l’ordre international (…) faire évoluer les institutions internationales pour répondre aux exigences du moment doit être la partie la plus importance du leadership américain. »
Nous reviendrons dans la cinquième partie de cet article sur le comportement des différents acteurs dans la crise ukrainienne, mais mentionnons tout de même cette phrase du discours de M. Obama qui explique que, dans cette crise : « notre capacité à modeler l’opinion du monde a permis d’isoler la Russie dès le départ ». Nous l’avons vu et l’emprise est telle que cette opinion mondiale ne semble même plus avoir besoin de preuves de ce que les Etats-Unis avancent. On l’avait vu aussi lors de la préparation de l’invasion de l’Irak.
Pour faire bonne mesure, M. Obama termine son discours en expliquant la volonté des Etats-Unis d’agir au nom de la dignité humaine. (…) « Les économies basées sur des marchés libres et ouverts fonctionnent mieux et deviennent des marchés pour nos produits ». Il n’aura pas oublié d’indiquer qu’il « croit à l’exceptionalisme américain de toutes les cellules de son être ».
Ce sont ces positions et la soit disant « fin de l’histoire » qui ont amené les Etats-Unis à renoncer à la diplomatie classique, celle qui consiste en la recherche de solutions équilibrées, acceptables par toutes les parties. On ne parle plus de compromis mais, comme l’explique le politologue russe Fiodor Loukianov, de « décision « juste » basée sur les valeurs et visions de l’Occident qui ont démontré leur justesse politique, historique, morale, économique, etc ».
Cette approche n’est, évidemment, pas du goût de tout le monde et il faut, parfois, l’imposer par la force. La force militaire, évidemment, mais pas uniquement. On fait alors appel aux pressions politiques et économiques, ainsi qu’informationnelles. Mais cela ne fonctionne pas avec tous les types d’interlocuteurs…
En attendant, malgré les échecs de cette approche, l’idéologie reste la même. Elle est illustrée par différentes citations rassemblées par Bernard Vincent, comme les suivantes : « Nous, Américains, sommes le peuple élu, l’Israël de notre temps, nous portons l’Arche des libertés du monde. » À l’issue de la Première Guerre mondiale, le président Wilson affirme : « L’Amérique est la seule nation idéale dans le monde [...]. L’Amérique a eu l’infini privilège de respecter sa destinée et de sauver le monde [...]. Nous sommes venus pour racheter le monde en lui donnant liberté et justice[2].
A suivre, Deuxième partie : la Russie

[1] Françoise Clary in « La Destinée Manifeste des Etats-Unis au XIXe Siècle », Colloque de l’ERAC-CETAS, Université de Rouen
[2] Ces citations sont extraites de Bernard VINCENT, La Destinée manifeste, Messène, Paris, 1999.

mercredi 3 septembre 2014

Cessez-le-feu ?

Je viens de recevoir un lien vers le site du "Monde" qui annonce un cessez-le-feu permanent dans le Donbass. Il s'agirait effectivement d'une excellente nouvelle et tout ce qui permettrait de faire cesser cette effusion de sang insensée est le bienvenu. Mais un "accord" entre M. Poutine et M. Poroshenko me semble tout de même un peu suspect. Le président russe avait clairement indiqué à Minsk, la semaine dernière, que les négociations devaient se tenir entre les deux parties concernées, à savoir le gouvernement de Kiev et les séparatistes du Donbass.
J'ai donc pris quelques contacts. Il semblerait que le texte du "Tweet" cité par le quotidien du soir soit un peu vague. Je cite : "As a result of my telephone conversation with Russian President we reached an agreement on a permanent ceasefire on Donbass." Avec qui l'accord a-t-il été atteint ?
Du côté russe, on confirme la conversation téléphonique, mais on rappelle la position officielle. Les deux présidents ont constaté une communauté de vue sur des mesures susceptibles de favoriser un cessez-le-feu. Mais l'accord lui-même, doit être trouvé avec les forces de défense du Donbass, pas avec Moscou.
Donc, prudence, mais évidemment, espoir également...