Depuis le milieu de la
semaine dernière, la presse système, sans parler des bloggeurs, s’emplit
d’articles dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne sont pas tendres
avec l’Allemagne, sa chancelière et son ministre des finances. L’accord inique
imposé à la Grèce semble avoir délié les langues, alors que le comportement de
Berlin dans les négociations n’est que la confirmation d’une attitude observée
depuis maintenant plusieurs années.
On se demande ici et là
en Europe en général et en France en particulier si on peut faire confiance à
l’Allemagne, bien qu’il soit déjà un peu tard pour y réfléchir. Si l’on
considère la question du point de vue des différences culturelles entre la
France et l’Allemagne, on ne peut pas ne pas penser qu’il est parfaitement
légitime de s’interroger en France, tout en remarquant que les Allemands ont
déjà leur réponse, tout aussi légitime : ils pensent que l’on ne peut pas
faire confiance aux Français.
Mais revenons tout
d’abord un peu en arrière dans l’exposé des faits.
Le 31 octobre 2011,
Georges Papandréou alors premier ministre grec annonçait un référendum sur les
nouvelles (déjà) mesures d’austérité, provoquant, au sein de l’eurozone, un
tollé tel qu’il renonçait à cette idée deux jours plus tard. Il avait cependant
lancé une série de réactions en chaîne qui devait aboutir à sa démission. Pour
le remplacer, Berlin et Bruxelles parvenaient à imposer Lucas Papademos, un
ancien vice président de la Banque Centrale Européenne, (BCE), un europhile pur
et dur, sous le gouvernement duquel, Bruxelles imposait déjà sa politique
mortifère d’austérité. On connaît aujourd’hui les résultats de ce type de
politique.
Une opération du même
type, à la même période, aboutissait au remplacement, en Italie, de Silvio
Berlusconi par Mario Monti, un autre technocrate comme on les aime à Bruxelles
et à Berlin. Ceci amenait Simon Heffer à écrire le 8
novembre 2011 dans le “Daily Mail” : “ Dans le passé, il aurait fallu une
invasion militaire pour renverser le gouvernement d’un pays européen.
Aujourd’hui on peut faire cela en utilisant simplement la pression
économique ».
De son côté, Nigel Farage
qui n’est connu ni pour son europhilie compulsive ni pour un usage incontrôlé
de la « langue de bois » déclarait au Parlement Européen :
« Nous vivons maintenant dans une Europe dominée par l’Allemagne, quelque
chose que le projet européen était justement supposé éviter, quelque chose
contre lequel d’autres avant nous ont versé leur sang. Je ne veux pas vivre
dans une Europe allemande ».
Aujourd’hui, après la
signature de ce que Jacques Sapir, sur son blog[1],
qualifie de « diktat » les analyses de cette nature sont plus
nombreuses.
James K. Galbraith, dans
un article publié le 16 juillet 2015, par « Harper’s Magazine », utilisait le même
mot de « diktat » avant de constater « en un mot, la Grèce n’est
plus un état indépendant ». Plus loin dans ce même article il citait Yanis
Varoufakis, l’ancien ministre des finances qu’il connaît bien et qui évoquait les
négociations en ces termes : « (…) Le manque complet de
démocratie de la part des défenseurs supposés de la démocratie européenne (…)
voir des personnages très importants vous regarder dans les yeux et dire vous
aviez raison dans ce que vous disiez mais qu’ils allaient tout de même vous
écraser[2] ».
Pour l’Irlandais Finian
Cunningham, contributeur régulier de la presse internationale, « le fait
que quelques heures après le référendum Alexis Tsipras demande à Yanis
Varoufakis de démissionner au motif que Allemagne et d’autres créditeurs intransigeants
ne voulaient plus de lui à la table de négociation est, en soi, une
extraordinaire capitulation face au diktat anti-démocratique de Berlin et des
banquier à sa botte ».
Pour Jacques Sapir plus
mesuré dans ses propos mais outré par ce qui s’est passé, « les conditions
dans lesquelles les termes de ce véritable diktat ont été imposés a fait
exploser la prétention de l’Union européenne d’être un espace de coopération et
de solidarité, dénué de conflits. La zone Euro s’est révélée n’être qu’un instrument
de domination voulu par l’Allemagne avec l’acquiescement de la France.
L’Allemagne va d’ailleurs très vite comprendre le prix politique réel de son
apparente victoire. Elle a fait disparaître en quelques jours tout le capital
de sympathie relative, et en tous cas de respectabilité, qu’elle avait acquis
en plusieurs dizaines d’années ».
Nous mentionnions en
commençant, les différences culturelles entre la France et l’Allemagne. C’est
dans cet ordre d’idée que le journaliste américain Ethan Corey remarquait dans
un article du 17 juillet 2015 paru dans le magazine « The Nation »
que le comportement des responsables allemands et français correspondait de
près à leur opinion publique, ce que nous traduirons par « correspond
évidemment à leur culture nationale ».
Ce que reprend Emmanuel
Todd[3]
dans une interview publiée initialement par le quotidien belge « Le
Soir » et reprise le lendemain par « Harper’s Magazine » et dans
laquelle il explique à propos des positions relatives de ce qu’il est convenu
d’appeler « l’Europe du Nord » et « l’Europe du Sud »
: « Ce qui ressort, ce n’est donc pas du tout une opposition
gauche-droite, c’est une opposition culturelle aussi ancienne que l’Europe. Je
suis sûr que si le fantôme de Fernand Braudel (grand historien français :
1902-1985) ressortait de la tombe, il dirait que nous voyons de nouveau
apparaître les limites de l’Empire romain. Les pays vraiment influencés par
l’universalisme romain sont instinctivement du côté d’une Europe raisonnable,
c’est-à-dire d’une Europe dont la sensibilité n’est pas autoritaire et
masochiste, qui a compris que les plans d’austérité sont autodestructeurs,
suicidaires. Et puis en face, il y a une Europe plutôt centrée sur le monde
luthérien – commun aux deux tiers de l’Allemagne, à deux pays baltes sur trois,
aux pays scandinaves – en y rajoutant le satellite polonais – la Pologne est
catholique mais n’a jamais appartenu à l’empire romain. C’est donc quelque
chose d’extraordinairement profond qui ressort ».
Les ressorts
culturels de cette opposition sont le rapport à la loi et la notion de liberté,
deux éléments culturels forts et très différents dans les cultures allemande et
française. La liberté, dans la culture allemande est la capacité de l’individu
de participer à l’élaboration de lois et de règlements qui ensuite
s’appliqueront à tous sans exception. La liberté, dans la culture française
est, pour reprendre l’expression de Philippe d’Iribarne[4],
« celle de l’homme qui, ayant fait librement allégeance à un pouvoir qui
incarne ce qui est grand, voit celui-ci respecter les privilèges coutumiers de
son état », tout en gardant la possibilité de changer de suzerain si celui
qu’il a reconnu s’avère indigne de lui.
Il s’agit là de
conceptions profondément ancrées dans les cultures et à ce titre, parfaitement
légitimes… dans leur pays respectifs. Le problème surgit, comme d’habitude,
lorsqu’il s’agit de faire cohabiter les membres de deux cultures différentes.
Il existe pour chacun une
vision de la position de l’autre marquée par son propre à-priori culturel.
Ainsi, les Français « tendront à regarder comme servitude la
soumission à la communauté qu’accepte, ou même qu’exalte la vision allemande de
la liberté[5] »,
alors que les Allemands retiendront « du brillant qui caractérise la
manière française d’être libre une soumission au regard social, à la mode, aux
apparences[6] ».
Mais plus encore que
cela, ce qui sépare irrémédiablement les cultures allemande et française, au
delà de la notion de liberté est le rapport à la loi. Pour la culture allemande,
après la période de négociation, une fois la loi ou le règlement promulgués, il
s’applique dans toute sa force à tous les membres de la communauté. En
revanche, en France, et nous citons de nouveau Philippe d’Iribarne « Lorsque
les règles et les procédures ont été dûment mises en place, chacun en prend et
en laisse en fonction de son appréciation personnelle, sans se sentir vraiment
lié par ce qui est écrit. Il existe un écart considérable entre
l'« officiel » et l’« officieux », écart dont les intéressés
ne font pas mystère, bien qu'ils en parlent parfois avec une certaine gêne[7] ».
Si, dans ce domaine, vous
regardez la culture allemande du point de vue français, vous trouvez les gens
« bornés » incapables de s’adapter aux situations changeantes, donc
imprévisibles, donc indignes de confiance. Si, en revanche, vous regardez la
culture française du point de vue allemand, le fait que l’on puisse choisir
quelle partie de la loi on va appliquer à un instant donné en fonction des
circonstances et à l’appréciation de chacun, les français sont
« tricheurs », imprévisibles et donc, indignes de confiance.
Comme l’explique Robin
Boblett, le directeur de l’organisme de recherche londonien « Chatham
House », « l’Allemagne a toujours rêvé d’une eurozone à l’image de
l’Allemagne Fédérale où la solidarité est basée sur le respect des
règles », comment accorder cela avec une vision
« française » (ne parlons pas d'une vision « grecque ou italienne ») ?
Et nous n’avons touché
qu’à une dimension culturelle. Les cultures sont des constructions extrêmement
complexes qui ont des implications dans tous les secteurs des comportements
humains et dont les individus n’ont en général pas conscience. Comme l’explique
Friedrich von Hayek[8], dans
son livre « Droit, législation et liberté » paru en 1983 :
« La culture n’est ni naturelle, ni artificielle, elle n’est ni transmise
génétiquement, ni rationnellement élaborée. Elle est transmission de règles
apprises de conduite, qui n’ont jamais été inventées et dont la fonction reste
habituellement incomprise des individus qui agissent. Il est surement aussi
justifié de parler de sagesse de la culture que de sagesse de la nature ».
Ces règles dont les psycho sociologue nous disent qu’elles sont apprises par
chaque membre du groupe entre la naissance et l’âge de sept ans ont permis de
« soumettre les instincts animaux héréditaires aux habitudes non
rationnelles qui permirent de constituer des groupes vivants de façon ordonnée
et de dimensions graduellement croissantes[9] ».
Voilà pourquoi, à notre
avis, une Union Européenne totalement intégrée comme certains cherchent à nous
la « vendre » est du domaine de l’utopie, et il faudrait lui
substituer une Europe des nations dans laquelle chacun vit chez soi dans les
règles élaborées par sa propre culture tout en apprenant à déchiffrer les
comportement des membres des autres nations afin de comprendre leurs
comportements et d'accorder leurs visions. Et oublions le plus vite possible une zone euro qui fut, certes,
un beau rêve mais dont l’échec est maintenant patent.
[4] Philippe d’Iribarne, directeur
de recherches au CNRS, a publié notamment, « La Logique de
l’Honneur » (Seuil), « Cultures et Mondialisation » (en
collaboration, Seuil) et « L’Etrangeté Française » (Seuil).
[6] ibid.
[8] Friedrich von Hayek, philosophe et économiste britannique d’origine
autrichienne et prix Nobel d’économie en 1974.
[9] « Droit , législation et liberté », Friedrich von Hayek,
Presses Universitaires de France, 1983.