lundi 30 novembre 2015

LA SYRIE ET LE MONDE le 30 novembre 2015


Le président français François Hollande a commencé en début de semaine dernière un petit périple diplomatique qui l’a amené à rencontrer les principaux leaders européens ainsi que Barack Obama à Washington et, pour finir, Vladimir Poutine, à Moscou jeudi soir, dans le but de former une coalition unique contre l’Etat Islamique.
Ce genre d’initiative est respectable, même si elle ressemble beaucoup à une « mission impossible ». C’est d’ailleurs le genre de défis que le président français aime se lancer à lui-même.
Quoi qu’il en soit, la tentative, si noble puisse-t-elle être, a accouché d’un résultat qui aurait pu être aisément atteint avec deux ou trois coups de téléphone. Il est vrai que cela aurait été trop discret, à quelques jours d’élections difficiles, alors que d’un côté la réaction du président aux attaques du 13 novembre lui avait valu une hausse appréciable dans les sondages de popularité et que l’on s’apprêtait à publier de très mauvaises statistiques de chômage. Communication, communication toujours, et antipathies en guise de politique. On voit où cela nous a mené, mais il n’y a pas lieu de changer, n’est-ce pas ?
Cela dit, la démarche du président français pourrait être interprétée légèrement différemment du point de vue russe. D’une part, François Hollande s’est déplacé à Moscou, d’autre part, dans son petit tour diplomatique il a donné le dernier mot à Vladimir Poutine et enfin, une rencontre face à face est considérée comme beaucoup plus réelle dans la culture russe. Elle engage plus les individus. En tout cas, Alexeï Pouchkov, chef de la commission des affaires internationales de la Douma, a parlé de « percée », dans une interview qu’il a donnée à la deuxième chaîne de télévision russe. Espérons que le président français et ses équipes aient pris conscience du message non verbal qu’ils ont ainsi envoyé à leurs homologues russes. En matière de confiance réciproque, la France a encore des efforts à faire après l’affaire des « Mistral ».
Suite aux attentats du 13 novembre, la France a envoyé son porte avions Charles de Gaulle en Méditerranée orientale pour servir de base à des bombardements, par ses Rafales, de positions de l’EI. La Russie a immédiatement réagit et le président Poutine a donné ordre à sa flotte de coopérer avec la flotte française comme avec un allié. Parallèlement aux efforts diplomatiques français et, sans doute en partie à cause de ces efforts qui semblaient porter certains fruits, la Turquie a abattu un bombardier russe SU 24 qu’elle accusait d’avoir violé son espace aérien. Nous reviendrons sur cet événement et les différentes explications possibles plus loin.
La situation au Moyen Orient en général et en Syrie en particulier est passée de complexe à quasiment inextricable en quelques années de guerres dévastatrices lancées par les Etats-Unis et leur filiale militaire de l’Otan. Afghanistan, Irak, Lybie, Yémen, les désastres s’accumulent mais on ne cherche pas à changer de méthode. Les américains obéissent à une logique que j’ai déjà abordée et dont je reparlerai évidemment. Ne nous méprenons pas, la stratégie du chaos est une stratégie. Mais elle ne sert que les intérêts américains. Qu’allons nous faire « dans cette galère » ?
Je suis évidemment pour une intervention politique française, notre pays est resté trop longtemps éloigné de la politique internationale, la vraie. Mais je suis pour une politique indépendante, c’est à dire le contraire de ce qu’ont fait les derniers gouvernements, et qui ne soit pas à la remorque de celle des Etats-Unis. Une fois encore, les Etats-Unis défendent leurs intérêts qui pourrait leur en faire grief sur le principe, même s’il y aurait lieu de discuter des méthodes employées ?
Les intérêts de la France sont autres. Combien faudra-t-il encore de drames pour que la classe politique française s’en aperçoive ? Nous sommes, comme le dit Jean-Pierre Chevènement dans une interview publiée par l’hebdomadaire « Marianne » en juillet 2015, « passés dans l'allégeance au suzerain américain », et cela en moins de huit ans. Le quai d’Orsay, aujourd’hui, semble atteint d’un étrange « syndrome de Stockholm » qui s’étend aussi au Palais de l’Elysée, au point d’épouser cette politique délétère de « changements de régimes » chère à Washington et qui, jusqu’à présent, n’a servi qu’à étendre dans chaque pays concerné, un chaos qui ne profite qu’à un seul pays, au Moyen Orient comme, d’ailleurs en Ukraine.
Il fallait tenter d’y mettre un terme et c’est ce que la Russie a décidé de faire en intervenant militairement en Syrie. La Russie a réalisé il y a déjà longtemps que chasser Bashar Al Assad de Damas, c’était offrir la capitale Syrienne à l’EI qui fort de ce succès n’aurait plus connu de limites. En quoi, la présence du président Syrien, dont on mentionnera au passage qu’il a été élu par sa population, « dérangeait-elle » le quai d’Orsay ? Je comprend bien pourquoi les Etats-Unis cherchent ce départ, cela correspond à leur stratégie du chaos, mais la France, qu’a-t-elle à y gagner sinon un peu plus de réfugiés se pressant aux frontières de l’Union Européenne ? Même Israël sent bien qu’il vaut mieux un voisin, certes un peu agressif, mais dirigé par un pouvoir qui reste un interlocuteur, qu’un voisin du genre de la Lybie.
Benyamin Netanyahou, prévenu des intentions russes, est allé à Moscou peu avant le début de l’intervention russe en Syrie et a déclaré à la sortie de son entretien avec Vladimir Poutine qu’il avait reçu les assurances qu’il était venu chercher, sans donner de détails. Depuis, Israël s’exprime peu sur la politique russe au Moyen Orient.
Mais essayons tout d’abord de passer en revue les différentes parties concernés ou carrément à l’œuvre en Syrie.
Tout d’abord, évidemment, la Syrie elle-même. Ce pays de plus de 22 millions d’habitants avant le guerre civile s’étend sur une zone majoritairement aride entre la Turquie au nord, l’Irak à l’est et au sud-est, la Jordanie au sud, Israël au sud-ouest et la Méditerranée à l’ouest. Elle est traversée au nord-est par l’Euphrate. Les plus grandes villes sont Alep (plus de deux millions d’habitants en 2004), Damas (un million et demi), Homs (plus de six cent mille, toujours en 2004) et Lattaquié (près de quatre cent mille).
La Syrie se voulant pays laïque ne tient pas de statistiques religieuses officielles, mais on considère qu’elle est habitée par 78% de musulmans sunnites, 18% d’alaouites et environ 10% de chrétiens. Assimilée à une variation de l’Islam chiite, la doctrine alaouite s’en éloigne tout de même sérieusement.
Sous responsabilité française suite aux accords « Sykes-Picot[1] » de 1916, mais surtout sous mandat de la Société des Nations confié à la France depuis 1920[2], la Syrie se verra accorder l’indépendance en 1946. Le pays connaitra alors une longue période d’instabilité politique marquée par de nombreux coups d’état jusqu’au coup d’état du 13 novembre 1970 organisé par Hafez el-Assad, alors ministre de la défense. Il restera au pouvoir de 1970 à sa mort en 2000 confirmé par cinq référendums successifs. Son fils Bashar qui n’avait pas été préparé à cette responsabilité prendra sa succession le 17 juillet.
Début 2011, la Syrie connaît une vague de protestations, dans la foulée des « printemps arabes » qui se transformera en véritable guerre civile avec intervention de différentes puissances étrangères. En avril, des militaires font défection et créent « l’armée syrienne libre ». L’année 2012 voit le morcellement de la Syrie divisée en diverses zones contrôlées par le gouvernement ou diverses factions rebelles.
L’année 2013 est marquée par la création de l’ « Etat Islamique en Irak et au Levant » qui deviendra plus tard l’« Etat Islamique ». Autre groupement terroriste, le Front al-Nosra groupe djihadiste salafiste lié à Al Qaïda est né en Syrie pendant cette période. Ces différents groupes armés combattent le gouvernement syrien, mais luttent également entre eux selon des alliances à géométrie variable et bien malin qui pourrait dire avec certitude où sont les éléments modérés et où sont les extrémistes, comme le prétend le gouvernement français.
Cette distinction douteuse est maintenue par les Etats-Unis qui veulent continuer leur jeu dangereux qui consiste à utiliser l’un ou l’autre groupe terroriste pour parvenir à leurs fins, s’imaginant, enfermés qu’ils sont dans leur complexe de supériorité, pouvoir les manipuler et se débarrasser d’eux à volonté. Nous avons vu ce que cela a donné avec les Talibans d’Afghanistan armés par le gouvernement américain pour mener la lutte contre l’Union Soviétique et qui maintenant font la guerre à ces mêmes Américains.
En août 2013, le gouvernement de Bashar Al Assad est accusé d’utiliser des armes chimiques franchissant ce que Barack Obama avait maladroitement désigné comme « une ligne rouge » à ne pas franchir. Il était alors poussé à intervenir militairement sous forme de bombardements du régime syrien. Ses alliés anglais s’étant « défilés » à l’occasion d’un vote négatif du parlement anglais à ce sujet, Obama a été trop content d’accepter le plan proposé par la Russie qui prévoyait la remise par le gouvernement syrien de toutes les armes chimiques en sa possession avant leur destruction contrôlée. A cette occasion, le gouvernement français s’est retrouvé seul partisan de frappes aériennes, abandonné en rase campagne pour son « suzerain ».
Une étude menée par des membres de l’Institut de Technologie du Massachusets (MIT) a mis en doute la version d’un usage d’armes chimiques par le gouvernement syrien, expliquant que les obus utilisés venaient plus vraisemblablement de zones occupées par un groupe terroriste qui lutte contre le régime.
A l’intérieur de la Syrie s’affrontent maintenant un certain nombre de groupes armés. Le plus connu, nous le mentionnions plus haut est évidemment l’« Etat Islamique » (EI) que les Français préfèrent appeler « Daesh » (ce qui veut dire la même chose pour ceux qui parlent arabe). Il est né en 2006 dans l’Irak détruite par l’intervention des Etats-Unis et de l’Otan, sous le nom d’« Etat Islamique en Irak » (EII) avant de s’étendre à la Syrie et de changer son nom en « Etat Islamique en Irak et au Levant » (EIIL). L’étape suivante a été l’annonce par Abou Bakr al-Baghdadi, le 29 juin 2014 de la création d’un califat dans les territoires que contrôlait l’EIIL en Syrie et en Irak, califat dont il était évidemment le calife et nommé « Etat Islamique » (EI). L’EI entre alors en conflit avec Al Qaïda pour la prise de contrôle du monde musulman.
Le « Front al-Nosra » que l’on appelle aussi parfois « Jabhat al-Nosra » est un groupe djihadiste salafiste affilié à Al-Qaïda qui est né en Syrie pendant la guerre civile. Il est présent principalement dans le nord ouest de la Syrie, mais également au Liban. Après avoir été un temps proche de l’EI, il se rallie à Al-Qaïda en 2013. Il est considéré comme un des groupes les plus puissants de la guerre civile.
Le « Front Islamique », né en novembre 2013, est le résultat de la réunion de deux mouvements, le « Front islamique de libération syrien », composé essentiellement d’islamistes modérés et du « Front islamique syrien » mouvement salafiste, un rapprochement qui pourrait paraître surprenant à première vue pour des observateurs peu au fait des alliances mouvantes dans la région. Selon des sources diplomatiques sérieuses, deux « bonne fées » étaient autour du berceau du « Front Islamiste », l’Arabie Saoudite et le Qatar. On imagine laquelle des deux tendances de départ a pris le dessus avec des marraines pareilles.
L’ « Armée syrienne libre », mentionnée également plus haut est née en avril 2011 sous l’impulsion d’officiers déserteurs de l’armée syrienne. Elle a été quelques temps la force armée la plus importante faisant face au régime syrien et à son armée, avant d’être largement dépassée par les différentes factions djihadistes. Aujourd’hui, elle tient un territoire situé à l’extrême sud de la Syrie, autour de la ville de Deraa.
Depuis la destruction en vol du bombardier russe, les médias parlent beaucoup des combattants Turkmènes. Les Turkmènes syriens sont issus de la diaspora qui a quitté le Turkménistan pour s’installer en Iran, en Afghanistan, en Irak et en Syrie où ils seraient environ deux millions. Installés principalement à Alep, Homs, Rakka et au nord de Lattaquié, ils vivaient plutôt en bonne entente avec les populations arabes et turques jusqu’à 2011. Après le début de la guerre, la Turquie a organisés et armé des milices turkmènes qu’elle espérait opposer aux Kurdes du nord de la Syrie. Selon Nazmi Gür, vice-président du Pardi Démocratique des Peuples, un parti turc pro-kurde, « les Turkmènes syrien n’étaient au début ni bien armés ni organisés et n’aspiraient pas vraiment à faire la guerre contre le gouvernement syrien. C’est la Turquie qui les a entraînés, armés et soutenus ». D’autre part, toujours suivant M. Gür, différents groupes d’islamistes radicaux se sont installés dans cette région du nord de la Syrie, proche de la frontière turque et ils bénéficient aussi de l’aide de la Turquie.
Les Kurdes de Syrie ne peuvent pas entrer dans la catégorie des groupes armés cités ci-dessus, même si le PKK (Kurdes de Turquie) a été classé par les Etats-Unis et l’Union Européenne dans la catégorie des organisations terroristes. C’est un peuple qui s’est retrouvé, après la première guerre mondiale, réparti entre quatre pays, l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie. Selon l'Institut kurde de Paris[3], ils seraient 15 millions en Turquie (soit 20 % de la population du pays), 6 à 7 millions en Iran (de 8 % à 10 % de la population), 2 millions en Syrie (9 % de la population) et 5 millions en Irak (22 % de la population). Mais concernant l'Irak, le gouvernement central se base sur des estimations (17 %) inférieures à celle du Gouvernement régional du Kurdistan. Les Kurdes cherchent à former une nation depuis le seizième siècle au mois, sans succès, mais la première ébauche de « Kurdistan » est apparu dans l’Irak post-Saddam Hussein où ils bénéficient maintenant d’une autonomie certaine. Ils disposent là d’une armée, les « peshmergas », forte de près de deux cent mille hommes.
Aujourd’hui, les « peshmergas » ainsi que le PKK et sa branche syrienne le « Parti de l'union démocratique » (PYD), sont des forces importantes qui luttent contre l’EI. Au départ, les Kurdes de Syrie se sont soulevés pour le contrôle du Kurdistan syrien au nord du pays, près de la frontière turque, pas pour le contrôle de toute la Syrie. L’armée syrienne ayant décidé de porter son effort vers des zones plus stratégiques, ils sont arrivés à leurs fins dès l’année 2012. Quelques mois plus tard, ils doivent défendre leur territoire contre le « Front al-Nosra » et l’EI. Le point culminant de cette attaque sera la bataille de Kobané dont la résistance kurde fera le symbole majeur de la lutte contre l’EI. En janvier 2015, les djihadistes seront finalement repoussés hors de la ville en ruine, mais les combats se sont poursuivit dans la région alentour.
Fin novembre, les américains ont envoyé une cinquantaine de membres de leurs forces spéciales auprès des Kurdes de Syrie pour les conseiller et assurer leur entrainement, officiellement dans l’espoir qu’ils participeront activement à la lutte contre l’EI. Mais autant les milices kurdes ont fait preuve d’efficacité et de courage dans la défense de leur territoire, autant on les sait réticents à prendre un rôle plus important hors de ce territoire.
En plus de ces groupes armés organisés, des dizaines de petits groupes luttent également les uns contre les autres pour défendre des intérêts le plus souvent locaux, mais toujours avec une violence extrême. Ils sont amenés par leur petite taille à faire allégeance à l’un ou l’autre des groupes importants, souvent temporairement, compliquant par là la lecture de la situation sur le terrain pour des observateurs étrangers.
Tout ceci, ces intervenants aux objectifs divergents qui cependant s’allient pour des périodes limitées constitue déjà un ensemble complexe, mais le plateau est complété par des pays intervenants extérieurs aux objectifs également divergents mais qui tentent ou font semblant de tenter de lutter contre un « ennemi commun », l’EI.
Nous avons déjà parlé de la Turquie, nous y reviendrons plus loin. En tête des pays étrangers intervenant en Syrie comme dans tout le Moyen Orient, viennent évidemment les Etats-Unis et une coalition plutôt hétéroclite qu’ils ont constituée avec des pays différents. En ce qui concerne les membres de l’Otan, il n’y a pas de surprises. En revanche des pays comme le Qatar ou l’Arabie Saoudite font des partenaires plus surprenants dans ces circonstances. Ils servent bien sûr de « caution musulmane » pour éviter de tomber dans l’image des croisés venant faire une nouvelle guerre de religion. Mais au delà, que peuvent les Américains attendre d’eux ?
Depuis 2014, les Etats-Unis sont intervenu en Syrie avec des résultats dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils sont extrêmement mitigés. Pendant un an et demi environ, les avions de la coalition réunie par les américains, « l’unique super puissance du monde » ont bombardé les positions de l’EI en Syrie (et en Irak, bien sûr), mais sans empêcher ce même EI d’étendre de façon substantielle les territoires qu’il contrôle. D’autre part, ses finances semblent toujours florissantes. Où est l’erreur ?
Si on prend un peu de recul et que l’on considère le Moyen Orient dans son ensemble, les Etats-Unis avec leurs alliés, saoudiens, anglais, français et d’autres, au cas par cas, ont simplement fait éclater le Moyen Orient, créant cinq états défaillants en Afghanistan, Irak, Lybie, Syrie et Yémen, des états dans lesquels des groupes terroristes ont pu se développer et créer un chaos qui leur permettait d’attirer de nouvelles recrues.
Devant cette politique du pire américaine, la Russie a décidé de prendre les choses en main et d’intervenir militairement en Syrie. Elle l’a fait à sa façon, c’est à dire froidement, de façon calculée et sans hésitations, au moins une fois que l’opération est lancée. Le président Poutine avait cherché à la tribune de l’ONU lors de la session du soixante dixième anniversaire à mettre les pays de la coalition américaine devant leurs responsabilités : « est-ce que vous réalisez ce que vous avez fait » ? On l’a accusé de ne chercher qu’à défendre son allié Bashar Al Assad. La Russie a pourtant essayé à de nombreuses reprises d’expliquer que laisser le régime syrien s’effondrer, c’était ouvrir les portez de Damas à l’Etat Islamique dont l’expansion deviendrait de plus en plus difficile à limiter, dans la région, mais aussi en Afrique du Nord et dans certains pays de l’Afrique Noire.
L’armée de l’air russe s’est donc installée sur un aéroport de l’ouest du pays non loin de la ville de Lataquié et a commencé à bombarder les positions des terroristes en Syrie. Le président Poutine avait évidemment préparé cette opération sur le plan diplomatique dans la plus grande discrétion afin de rassurer ceux qui en avaient besoin parmi les voisins de la Syrie. On remarquera que, dans cet ordre d’idée, la Russie a ouvert à Bagdad, fin septembre 2015, un « centre pour la collecte et l’analyse des informations sur les groupes terroristes », qui regroupe l’Iran, l’Irak, la Russie et la Syrie. Selon le quotidien « Le Monde », « Cette commission se concentrera sur « la surveillance des mouvements terroristes » et « la réduction de leurs capacités », a déclaré Saad Al-Hadithi, porte-parole du gouvernement du premier ministre, Haider Al-Abadi[4] ».
Lorsque les bombardements russes ont commencé, la coalition américaine a immédiatement fait observer que les cibles n’étaient pas l’EI mais d’autres milices luttant contre le régime syrien, comme si cela devait constituer à la fois une surprise et la preuve que les Russes n’intervenaient que pour « sauver » leur allié Bashar Al Assad. Mais la stratégie russe a toujours été d’intervenir en appui de troupes au sol. Or quelles sont les troupes au sol disponibles sinon l’armée Syrienne ? Même Laurent Fabius a dû le reconnaître récemment sur une station de radio française. Il s’agissait donc d’aider cette armée à desserrer l’étreinte de différents groupes terroristes dont les positions étaient trop proches de Damas.
Mais l’obsession de la défense par Moscou du président syrien n’est pas près de s’éteindre, quelque soient les arguments utilisés pour expliquer que l’objectif est bien plus important, qu’il s’agit de sauvegarder le dernier pays de la région qui ne soit pas encore complètement soumis au chaos organisé américain. On comprend que les Etats-Unis et leurs médias aux ordres s’accrochent à cette explication, mais pourquoi les Français y adhèrent-ils ?
Il semblerait cependant que les attentats de Paris aient réussit à faire évoluer les esprits en France. Quelle est la légitimité des Etats-Unis quand ils prétendent lutter contre la menace terroriste ? Depuis des dizaines d’années ils ne cherchent qu’à utiliser des groupes terroristes dans la région pour maintenir le chaos. Quand ils prétendent protéger leur pays des attentats terroristes, il ne faudrait tout de même pas perdre de vue que la probabilité, pour un Américain, d’être tué par un terroriste islamiste dans son pays est du même ordre de grandeur que celle de se faire attaquer par un requin…
En Europe, au contraire, les années récentes ont prouvé que cette probabilité était beaucoup plus forte. D’autre part, c’est l’Europe qui doit faire face à un afflux incontrôlé d’immigrés du Moyen Orient dans lesquels se cachent des éléments terroristes comme deux des kamikazes de Paris.
De la même façon, la Russie doit faire face depuis plus de vingt ans à des attentats terroristes sur son sol qui ont tué des centaines de citoyens russes. Elle lutte contre ce terrorisme islamiste dans la plupart des républiques du sud de la Fédération de Russie et a décidé de porter cette lutte au niveau supérieur en allant faire la guerre hors de ses frontières à ceux qui déstabilisent la région et risquent de retourner en Russie pour y fomenter des attentats. D’après les autorités russes, il y aurait plusieurs milliers de combattant d’origine russe actuellement en Syrie et en Irak.
Face à la détermination russe, le pays participant plus ou moins sincèrement à la lutte contre le terrorisme, sont contraints de réviser leurs positions. Ceux qui ont les positions les plus complexes y arrivent moins bien que les autres.
Pour les alliés de la Russie comme l’Iran, les choses sont simples. Depuis la révolution islamique dans le pays, l’Iran a toujours soutenu le régime syrien. Ces dernières années, le soutient a été sans failles dans tous les domaines, militaire avec des conseiller et des volontaires, mais aussi dans le domaine politique, économique et financier. L’Iran a récemment encore réaffirmé son entente parfaite avec la Russie sur la Syrie. Selon Ali Khamenei, la plus haute autorité politique et religieuse d'Iran, « le plan à long terme des Américains est de dominer la Syrie et ensuite prendre le contrôle de la région ». C'est, selon lui, « une menace (...) en particulier pour la Russie et l'Iran ». Il estime que Bachar al-Assad « est le président légal et élu par le peuple syrien » et que « les États-Unis n'ont pas le droit d'ignorer ce vote et ce choix ».
La livraison à l’Iran de S300 russes d’ici la fin de l’année va encore renforcer la position de ce pays dans la région.
Nous avons mentionné plus haut Israël, son premier ministre a reçu les assurances qu’il attendait et qui, venant d’un pays qui a l’habitude de tenir ses engagement, l’on visiblement rassuré. A tel point d’ailleurs qu’il s’est amusé à donner une leçon à la Turquie. Le ministre israélien de la Défense Moshe Ya'alon a déclaré samedi à propos d’un avion russe qui a survolé le plateau du Golan : « Il y eu a une petite erreur, et le pilote est entré dans notre espace aérien pour un mille (1,6 km). La connexion avec l’appareil a été établie immédiatement, il a changé de direction et est rentré en Syrie». Moshe Ya’alon a ajouté (était-ce donc à l’intention de la Turquie) qu’Isréël n’avait pas abattu cet avion parce que « les avions russes ne comptent pas s’en prendre nous ». Le ministre israélien n’a pas indiqué à quelle date cet incident avait eu lieu.
L’Arabie Saoudite, ennemi juré de l’Iran et de Bashar Al Assad est resté très discrète depuis le début de l’intervention russe. Elle a même cessé ses bombardements, timides il est vrai, en compagnie de la coalition américaine dont elle ne semble plus faire partie, au moins dans les faits. On se souvient de la façon très « directe » dont Vladimir Poutine avait mis en garde le ministre saoudien des affaires étrangère contre une quelconque action terroriste peu avant le début des jeux Olympiques de Sochi, en raison de l’influence parfois très directe qu’ils avaient eue dans les différentes guerres du Caucase, en particulier en Tchétchénie.
Le pays le plus embarrassé par la tournure que prennent les opération en Syrie est de loin la Turquie et l’attaque contre le Sukhoi 24 russe est une expression de la fébrilité du régime turc dont on espère qu’il ne passera pas en mode « panique » et que ses partenaires de l’Otan sauront le raisonner.
Finissons en d’abord avec les faits. La Turquie crie au viol de son territoire, la Russie nie toute incursion et prétend que son « Sukhoi 24 » a été abattu au dessus de la Syrie. Après avoir regardé les cartes fournies par les deux parties et écouté les commentaires, y compris ceux (anonymes) de participants à la réunion de l’Otan à Bruxelles et cités par le « New York Times » un quotidien américain qui n’est pas connu pour ses excès de tendresse envers la Russie j’en suis arrivé à la conclusion suivante qui me semble la plus vraisemblable.
Le SU-24 russe aurait bien survolé le territoire turc au dessus d’une sorte  d’« appendice » formé par la frontière à cet endroit, mais le survol n’a duré que 17 secondes. Dix sept secondes pendant lesquelles l’aviation turque a pu le mettre en garde à dix reprises (selon leurs dires) puis ajuster et tirer un missile sur l’avion russe. Cela me semble extrêmement peu probable car physiquement impossible. Je conclu donc qu’effectivement le SU-24 a très vraisemblablement survolé ce petit morceau de territoire turc, que les Turcs n’ont pas eu le temps de le mettre dix fois en garde, mais ont tiré tout de suite et que l’avion a été touché au dessus du territoire syrien où il est tombé.
Ce qui m’amène à la conclusion suivante, la réaction avait été pensée et préparée par les Turcs, à l’avance, pour être mise en œuvre « à la prochaine occasion ». Etant donné les circonstances, il est éminemment peu probable qu’un colonel d’aviation turc ait pu prendre cette initiative, encore moins le pilote de l’avion qui a tiré. La décision a été prise au plus haut niveau dans un but bien particulier qui n’était pas d’abattre, enfin pas seulement d’abattre, un avion russe.
Ce qui faisait écrire à Jacques Sapir sur son blog[5], « L’attitude du gouvernement turc apparaît ici comme profondément irresponsable et provocatrice. Le fait que le gouvernement turc ait demandé une réunion de l’OTAN, comme si il avait été la puissance agressée, est un autre sujet de préoccupation. »
Au plan de la politique étrangère, la Turquie est empêtrée dans ses allégeances et ses inimitiés. D’un côté elle lutte au moins « officiellement », Otan oblige, aux côtés de la coalition internationale contre l’EI. Mais d’un autre côté elle cherche à utiliser l’EI pour contrer la montée en puissance d’un autre ennemi de la Turquie, les Kurdes. Quand les ennemis de mes ennemis sont mes amis, tout va bien. Mais là, rien n’est simple. La Turquie a essayé de jouer un jeu inventé par les Etats-Unis et dans lequel eux seul ont vraiment de l’expérience, à savoir la manipulation de groupes terroriste. Comment peut-elle affaiblir l’EI sans renforcer les Kurdes du PKK et du PYD, et réciproquement ?
D’autant qu’elle joue à côté de chez elle ce que ne font pas les Etats-Unis. La première réaction a donc été de laisser le passage quasiment libre sur une partie importante de la frontière avec la Syrie ce qui a favorisé le passage de terroristes dans les deux sens. Mais cette position n’est plus tenable quand les pays européens s’aperçoivent que la Turquie favorise de la sorte le passage de certains de leurs ressortissants qui reviendront ensuite semer la terreur chez eux.
L’autre carte jouée simultanément a été de ne pas contrôler les camions qui passent cette frontière, autorisant la fourniture d’armes à l’EI et aux autres mouvements terroristes, et en retour les exportations de l’EI qui alimentent leur trésor de guerre. En particulier les exportations de pétrole. Ce pétrole auquel de nombreux pays n’oseraient pas toucher, est noyé par la Turquie dans le flot de pétrole exporté par le Kurdistan irakien, lui-même suspect en raison de l’opposition du gouvernement irakien à ces exportations directes, mais qui, au moins, ne sert pas à financer le terrorisme. Ces exportations se font par le port turc de Ceyhan. Mais des intérêts turcs ne pouvaient pas résister à la tentation d’en tirer des avantages financiers importants, y compris dans l’entourage du président lui-même (on parle beaucoup de son fils Bilal, mis en cause régulièrement par Tyler Durden sur son site « Zero Hedge[6] »).
Lors de la réunion du G20 à Antalia, Vladimir Poutine avait mentionné que des pays participaient au financement de l’EI, « y compris des pays présents au G20 ». Après la destruction du SU24, Sergei Lavrov, le ministre russe des affaires étrangères s’est fait plus précis : « l’attaque du bombardier montre que la Turquie a pris le parti de l’EI ». Il a ajouté, d’après la transcription disponible sur le site du ministère des affaires étrangères et rapporté par l’agence « Sputnik », « Le ministre russe a rappelé à son interlocuteur (le ministre turc des affaires étrangères) la participation de son pays dans le commerce illégal de pétrole de l’EI, qui est transporté via la zone où l’avion russe a été abattu et où se trouvent également des infrastructures terroristes, des dépôts d’armes et de munitions et des centres de contrôle[7] ».
Le général français en retraite Dominique Trinquand a fait des déclarations dans ce sens également à propos de l’engagement turc contre l’EI. Voilà qui fait de la Turquie un allié pour le moins encombrant de l’Otan. A tel point que dans les jours qui ont suivi, des avions américains ont bombardé des files de camions se dirigeant vers la frontière turque. On peut se demander pourquoi il leur aura fallu presqu’un an et demi pour réaliser la réalité de ce trafic !
En politique intérieure, la situation du président turc n’est pas de nature à calmer ses angoisses. La politique d’islamisation, à l’opposé du kémalisme, qu’il a mise en œuvre n’est pas du goût de tout le monde ce qui l’a obligé à prendre un tournant autoritaire encore plus marqué. Des journalistes ont été emprisonnés pour délit d’opinion. Sa base électorale n’est plus aussi large qu’il y a quelques années et on commence à parler ici et là d’une intervention de l’armée dans les affaires intérieures du pays face aux errements de la politique extérieure.
Enfin, je me demande à quoi va pouvoir ressembler la prochaine réunion de l’Otan à laquelle la Turquie sera invitée, étant entendu que suite à cette intervention hasardeuse contre un avion russe, la Turquie a fournit à la Russie une occasion en or de renforcer ses défenses en Syrie avec l’arrivée de missiles S400 et de bâtiments de contre mesures électroniques qui équivalent à l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne pour tous les appareils non autorisés par les Russes.
De plus, cela permet à Vladimir Poutine de s’interroger sur le rôle des Etats-Unis dans cette affaire. Comme le rapporte, entre autres, le quotidien anglais « The Independant[8] », le président russe à fait remarquer que les Etats-Unis avaient été avertis du plan de vol de cet avion comme de tous les avions russes volant en Syrie et que cet avion a été abattu. Soit les américains ont laissé « fuiter » l’information vers les Turcs, soit l’Otan ne contrôle pas ses membres et dans ce cas, il deviendrait dangereux de continuer à partager des informations sensibles avec eux.


[1] Accord secret signé le 16 mai 1916 par la France et l’Angleterre avec le soutien de la Russie et de l’Italie.
[2] A la conférence de San Remo, en avril 1920, la France reçoit le mandat sur le Liban et la Syrie alors que la Grande Bretagne reçoit le mandat sur l’Irak et la Palestine.
[3] Source « Le Monde », http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/09/09/qui-sont-les-kurdes_4484311_4355770.html
[4]http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/09/28/la-russie-construit-une-coordination-regionale-pour-lutter-contre-l-etat-islamique_4774638_3218.html
[5] http://russeurope.hypotheses.org/
[6] http://www.zerohedge.com/news/2015-11-25/meet-man-who-funds-isis-bilal-erdogan-son-turkeys-president
[7] http://sputniknews.com/politics/20151125/1030764208/lavrov-cavusoglu-conversation.html
[8] http://www.independent.co.uk/news/world/middle-east/putin-claims-us-leaked-flight-path-of-downed-russian-jet-to-turkey-a6750966.html

lundi 9 novembre 2015

Première "cage", l'ignorance


La première « cage » dans laquelle on cherche à nous enfermer est celle de l’ignorance.
La direction d’un pays est une chose trop sérieuse pour être laissée entre les mains de la population. Petit à petit on a cherché à nous convaincre que le peuple était, trop émotionnel, trop mal informé, pas assez formé, en un mot, trop bête. Il s’agissait donc de l’éloigner des cercles de décisions, d’occuper son esprit à des choses moins importantes et même, si possible, des choses sans importance.
L’étape suivante a été de nous convaincre que les dirigeants politiques, les représentants du peuple, n’étaient pas non plus dignes de prendre les décisions importantes. Ils sont trop soumis au contrôle de ce peuple incapable de savoir où est son intérêt et qui peut, par le suffrage universel, défaire ce que d’éminents spécialistes ont fait dans leur grande sagesse.
D’ailleurs, les nouvelles élites supportent de plus en plus mal le pouvoir, le faible pouvoir à vrai dire, qui demeure entre les mains de la population. On songera à la réaction du Jean-Claude Junker lorsque les Grecs ont porté Alexis Tsipras au pouvoir. Il a déclaré : « il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». On nous avait déjà fait le coup en Italie en 2011 quand Silvio Berlusconi a été remplacé par un « technocrate », Mario Monti ancien consultant de la banque américaine Goldman Sachs, et chargé de former un gouvernement de « spécialistes ». Fin 2012, les partenaires européens de l'ex-président du Conseil italien saluaient massivement les réformes engagées depuis un an, mais les Italiens, eux, appréciaient moins la cure d'austérité très sévère qui leur a été imposée.
Quant à l’intéressé, ce qu’il considère comme son plus grand succès est d’avoir restauré la confiance des marchés financier en l’Italie, laissant l’économie du pays dans une profonde récession (-2,4% pour 2012) et un chômage allant de record en record et frappant en premier lieu les jeunes (36,5%).
Plus récemment, c’est au Portugal que le dernier affront en date a été fait à la volonté populaire. En octobre, une majorité d’électeurs a porté ses voix sur une coalition de partis de gauche élus sur un programme de sortie des politiques d’austérité imposée par Bruxelles. Malgré cela, le président Anibal Cavaco Silva a jugé qu’il ne serait pas raisonnable de laisser des partis de gauche accéder au pouvoir et a décidé que la droite minoritaire était mieux à même de satisfaire l’Union Européenne et de rassurer les marchés financiers internationaux.
Voilà les nouveaux maîtres que l’on veut imposer à la population des pays membres de l’Union Européenne, la Commission et les marchés financiers. Où est la démocratie ? Qu’elle attende un peu ! De toute façon le peuple n’est plus capable de se gouverner, l’économie est le centre de tout et l’économie est trop compliquée pour les électeurs. Consommez, braves gens, les spécialistes s’occupent de votre avenir ! Si seulement les « spécialistes » étaient capables eux de diriger les économies nationales !
Mais on se méfie encore des réactions des populations. C’est pourquoi les fonctionnaires de Bruxelles ont jugé plus prudent de négocier en secret le projet de Traité Transatlantique avec les Etats-Unis. Même les élus n’ont pas libre accès à ces textes, ils peuvent les consulter dans des conditions très strictes qui leurs sont imposées. Ils ne peuvent, par exemple, pas prendre de notes à l’occasion de ces consultations. Il est vrai que quelques fuites organisées ont fait apparaître que l’adoption de cet accord entre l’Union Européenne et les Etats-Unis mettraient totalement les représentants élus à l’écart des décisions les plus importantes. Une entreprise multinationale pourrait, par exemple poursuivre un gouvernement pour avoir fait voter des lois qui portent atteinte à la rentabilité de l’entreprise sur le territoire national. Des poursuites qui seraient « jugées » non pas par un tribunal national, mais par des cours arbitrales privées.
Cette fois, les citoyens seraient totalement désarmés devant les appétits sans limites des dirigeants des grandes entreprises internationales. Cela inclue également la perte de contrôle de leur sécurité alimentaire.
Pour reprendre les mots de Paul Craig Roberts[1], « les représentants des entreprises américaines négocient avec les représentants des entreprises d’autre pays (comme ceux de l’Union Européenne) qui feront partie de l’accord et cette poignée de personnes achetées mettent sur pied un accord qui supplante les lois de ces pays en faveur des intérêts des entreprises. Aucune des personnes qui négocient ne représente la population des états ou les intérêts publics. Les gouvernements de ces pays devront simplement, ensuite, accepter ou refuser l’accord, et ils seront largement payés pour accepter l’accord. Une fois ces accords acceptés, les gouvernements se retrouveront comme privatisés. Il n’y aura plus besoin de législatures, de présidents de premiers ministres, de juges, des cours arbitrales privées décideront de la loi et de son application ».
D’autres moyens sont utilisés pour nous préparer au « grand changement », plus ou moins visibles, car il faut agir en douceur pour éviter les réactions violentes. Un des moyens les moins visible est la manipulation du sens des mots.
On manipule les mots, on en crée de nouveaux, soit ex-nihilo (souvent en utilisant une racine anglo-américaine car cela « sonne bien »), soit en changeant le sens d’un mot existant. Voyez comment un mot comme populisme a pris une connotation extrêmement négative. Cette connotation n’existe pas au milieu du vingtième siècle pour Albert Camus qui parle dans « L’homme révolté » du renouveau du populisme russe en 1870[2]. Aujourd’hui, le mot est une sorte d’injure quand il est utilisé contre un homme ou une idée politique.
Il y a une logique derrière ce glissement. Si on part du principe que le peuple est incapable de savoir ce qui est bon pour lui, vouloir tenir compte de son avis ne peut qu’être condamnable.
Une autre méthode consiste à couper les citoyens de leur histoire, quand on ne cherche pas à réécrire cette histoire. En effet, l’histoire, la mémoire, est une base indispensable de la réflexion. Comme le dit Proust, « La réalité ne se forme que dans la mémoire[3] ».
Pour Jacques Sapir, « alors que les projets de nouveaux programmes d’Histoire prétendent déconstruire en collège la question d’un récit national, il faut aujourd’hui revenir sur les conditions de construction de l’Etat moderne. Elles montrent l’importance des conflits, mais aussi des solutions historiques à ces conflits, solutions qui – une fois agglomérées les unes aux autres – ont construit l’identité politique du peuple français. (…) De ce point de vue, si l’enseignement d’un récit national ne peut avoir pour but de fonder une identité, il faut admettre que la construction des institutions produit nécessairement une identité politique précise. Or, le récit national permet de comprendre comme se sont construites ces institutions. Ne pas le reconnaître revient à se voiler la face. C’est pourquoi, on peut voir dans ces nouveaux programmes d’Histoire, qui justement refusent largement la chronologie et l’examen de moment clef de l’histoire, la matérialisation d’une haine de la Nation, et au delà d’une haine de la souveraineté[4] ».
Les médias qui utilisent trop de collaborateurs décervelés et n’ayant aucune culture historique, ont une lourde responsabilité dans cet enfermement dans l’ignorance.
A suivre, « La cage de l’Union Européenne et de l’euro».


[1] Economiste et journaliste américain, Paul Craig Roberts est diplômé des universités de Virginie, Berkeley et Oxford ainsi que de l’Institut de Technologie de Géorgie. Il a été sous secrétaire au trésor dans l’administration Reagan au début des années 80 et a reçu la Légion d’Honneur en 1987.
[2] Albert Camus, »L’Homme révolté », 1951, p.205
[3] « La réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs qu'on me montre aujourd'hui pour la première fois ne me semblent pas de vraies fleurs ». Marcel Proust, « A la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann » (1913), I, 2.

[4] Jacques Sapir, « Souveraineté laïcité et histoire », 19 mai 2015.. http://russeurope.hypotheses.org/

dimanche 1 novembre 2015

Français, réveillez-vous ! Est-ce cela que vous voulez ?


Depuis plus de cinquante ans, nous souffrons de différents types d’enfermements progressifs dans lesquels on nous a poussé lentement sans que nous n’y prenions garde et il sera bientôt trop tard pour en sortir, au moins de façon pacifique.
La disparition de l’Urss a laissé les Etats-Unis sans adversaire de référence, mais surtout, et c’est là le drame, elle a laissé les populations occidentales sans alternative idéologique. Il n’est pas question de regretter le système communiste dont l’échec était patent bien avant 1991. Ce qu’il faut regretter, c’est que l’absence d’alternative ait laissé les coudées franches à un autre système totalitaire qui s’est développé sans concurrence. L’ironie est que le développement de la concurrence est un des mantras de ce système totalitaire, dans le domaine économique évidemment, pas dans le domaine politique.
Chaque peuple a le droit de se développer dans le système politique qui lui convient. Qui sommes-nous pour expliquer hors de nos frontière comment les autres pays devraient vivre et sous quel système. Chaque pays a sa propre culture et les systèmes politiques sont des produits culturels. Un système né en France ne peut s’exporter tel quel dans un autre pays. De la même façon, un système pensé et organisé dans une autre culture que la culture française ne peut être importé sans modification. Plus les cultures sont différentes et plus les modifications nécessaires seront importantes.
On peut penser ce que l’on veut du système politique américain, il a été organisé progressivement aux Etats-Unis par des Américains, des membres d’une certaine culture et eux-seul peuvent décider si ils doivent en changer. Nous avons cependant le droit de dire que ce système ne convient pas à une culture comme la culture française, donc aux Français, donc à la France.
Pendant des siècles, la France a inventé son système politique, une philosophie politique. Cela ne s’est pas fait sans heurts et sans erreurs. Il y a eu des périodes de corrections, des corrections parfois violentes comme à la fin du dix huitième siècle, mais la naissance d’une nation est rarement un processus calme et apaisé. Longtemps, la France a été en pointe dans ce domaine et les étrangers sont venus étudier sa façon de s’organiser et de se gouverner. Ils venaient chercher des idées qu’ils adaptaient ensuite à leur réalité avant de chercher à les appliquer. Mais depuis la chute de l’Urss et le vide idéologique qu’elle a laissé, on cherche à imposer au monde entier, donc aussi à la France, un système créé ailleurs. Aussi bon puisse ce système être, là où on l’a imaginé, ce dont nous discuterons par ailleurs, il ne peut l’être en France.
Le problème est qu’avant de commencer à imposer ce système et ensuite pendant le processus lui-même, la population a été manipulée pour non seulement ne pas rejeter le nouveau système, mais au contraire pour qu’une majorité de cette population le trouve attitrant.
Des auteurs ont développé cette idée, comme Hervé Juvin dans son excellent livre « Le mur de l’Ouest n’est pas tombé[1] » publié en 2015. Il nous y explique comment nous sommes dans un état d’ « occupation mentale, technique, économique » qui nous prive « du pouvoir que la République nous a donné » assaillis que nous sommes par des idées qui nous tiennent, qui font l’opinion et provoquent « ce consentement à tout qui remplace le débat démocratique ». Il suggère de « déconstruire la piété française pour le marché et cette « ouverture » imposée, interroger ces idées surgies de nulle part qui s’étalent dans l’espace public avec suffisance, arrogance et irrespect, questionner enfin ce qui ne supporte pas les questions », avant de proclamer : « Mon parti est celui de la France, des Français, de nous, de ceux qui savent encore dire nous ».
On ne peut en principe pas imposer à un pays un système de valeurs, un type de gouvernement qui ne correspond pas à sa culture. Pour y arriver, il faut utiliser la force, sous une forme ou une autre. Une telle opération ne peut donc pas se faire dans une vraie démocratie. La première étape a donc été de faire disparaître progressivement la démocratie tout en prétendant évidemment le contraire.
Emmanuel Todd a exposé ce processus dans son livre de 2004, « Après l’Empire[2] », montrant comment le développement des enseignements secondaire et supérieur ne peut que déstabiliser la démocratie : « Educations secondaire et surtout supérieure réintroduisent dans l’organisation mentale et idéologique des sociétés développées, la notion d’inégalité. Les « éduqués supérieurs », après un temps d’hésitation et de fausse conscience, finissent par se croire réellement supérieurs. Dans les pays avancés émerge une nouvelle classe pesant, en simplifiant, 20% de la structure sociale sur le plan numérique et 50% sur le plan monétaire. Cette nouvelle classe a de plus en plus de mal à supporter la contrainte du suffrage universel ». La société se transforme alors en un système de domination fondamentalement inégalitaire comme le prévoyait Michael Lind[3].
Dix ans après, les pourcentages mentionnés par Todd en 2004 ont largement évolués, la nouvelle classe oligarchique représentant en nombre un pourcentage proche de un. D’après Gregory Mantsios[4], aux Etats-Unis, un pour cent de la population possède 34% des richesses totales. En France, les un pour cent les plus riches possèdent 24% de la richesse totale[5].
L’organisation financière actuelle favorisant la centralisation du capital, cette tendance devrait s’accentuer. Il fallait donc faire évoluer les mentalités afin de rendre la situation acceptable, d’autant que l’argent étant devenu la source principale de pouvoir il fallait tenter d’habiller la nouvelle oligarchie des oripeaux de la démocratie.
A suivre, « Les différentes cages dans lesquelles on nous enferme progressivement ».


[1] Hervé Juvin, « Le Mur de l’Ouest n’est pas tombé », éditions Pierre Guillaume de Roux, Paris, 2015
[2] Emmanuel Todd, « Après l’Empire, Essai sur la décomposition du système américain », Gallimard Paris 2004
[3] Michael Lind, « The next American nation, The free press, New York 2010, opus cité par Emmanuel Todd
[4] "Class in America – 2009". In Rothenberg, Paula S. Race, class, and gender in the United States: an integrated study (8th ed.). New York: Worth Publishers. p. 179
[5] http://www.economiematin.fr/news-repartition-richesse-patrimoine-etude-julius-bar