Le président français
François Hollande a commencé en début de semaine dernière un petit périple
diplomatique qui l’a amené à rencontrer les principaux leaders européens ainsi
que Barack Obama à Washington et, pour finir, Vladimir Poutine, à Moscou jeudi
soir, dans le but de former une coalition unique contre l’Etat Islamique.
Ce genre d’initiative est
respectable, même si elle ressemble beaucoup à une « mission
impossible ». C’est d’ailleurs le genre de défis que le président français
aime se lancer à lui-même.
Quoi qu’il en soit, la
tentative, si noble puisse-t-elle être, a accouché d’un résultat qui aurait pu
être aisément atteint avec deux ou trois coups de téléphone. Il est vrai que
cela aurait été trop discret, à quelques jours d’élections difficiles, alors
que d’un côté la réaction du président aux attaques du 13 novembre lui avait
valu une hausse appréciable dans les sondages de popularité et que l’on
s’apprêtait à publier de très mauvaises statistiques de chômage. Communication,
communication toujours, et antipathies en guise de politique. On voit où cela
nous a mené, mais il n’y a pas lieu de changer, n’est-ce pas ?
Cela dit, la démarche du
président français pourrait être interprétée légèrement différemment du point
de vue russe. D’une part, François Hollande s’est déplacé à Moscou, d’autre
part, dans son petit tour diplomatique il a donné le dernier mot à Vladimir
Poutine et enfin, une rencontre face à face est considérée comme beaucoup plus
réelle dans la culture russe. Elle engage plus les individus. En tout cas, Alexeï
Pouchkov, chef de la commission des affaires internationales de la Douma, a
parlé de « percée », dans une interview qu’il a donnée à la deuxième
chaîne de télévision russe. Espérons que le président français et ses équipes
aient pris conscience du message non verbal qu’ils ont ainsi envoyé à leurs
homologues russes. En matière de confiance réciproque, la France a encore des
efforts à faire après l’affaire des « Mistral ».
Suite aux attentats du 13
novembre, la France a envoyé son porte avions Charles de Gaulle en Méditerranée
orientale pour servir de base à des bombardements, par ses Rafales, de
positions de l’EI. La Russie a immédiatement réagit et le président Poutine a
donné ordre à sa flotte de coopérer avec la flotte française comme avec un
allié. Parallèlement aux efforts diplomatiques français et, sans doute en
partie à cause de ces efforts qui semblaient porter certains fruits, la Turquie
a abattu un bombardier russe SU 24 qu’elle accusait d’avoir violé son espace
aérien. Nous reviendrons sur cet événement et les différentes explications
possibles plus loin.
La situation au Moyen
Orient en général et en Syrie en particulier est passée de complexe à quasiment
inextricable en quelques années de guerres dévastatrices lancées par les
Etats-Unis et leur filiale militaire de l’Otan. Afghanistan, Irak, Lybie,
Yémen, les désastres s’accumulent mais on ne cherche pas à changer de méthode.
Les américains obéissent à une logique que j’ai déjà abordée et dont je
reparlerai évidemment. Ne nous méprenons pas, la stratégie du chaos est une
stratégie. Mais elle ne sert que les intérêts américains. Qu’allons nous faire
« dans cette galère » ?
Je suis évidemment pour
une intervention politique française, notre pays est resté trop longtemps
éloigné de la politique internationale, la vraie. Mais je suis pour une
politique indépendante, c’est à dire le contraire de ce qu’ont fait les
derniers gouvernements, et qui ne soit pas à la remorque de celle des Etats-Unis.
Une fois encore, les Etats-Unis défendent leurs intérêts qui pourrait leur en
faire grief sur le principe, même s’il y aurait lieu de discuter des méthodes
employées ?
Les intérêts de la France
sont autres. Combien faudra-t-il encore de drames pour que la classe politique
française s’en aperçoive ? Nous sommes, comme le dit Jean-Pierre
Chevènement dans une interview publiée par l’hebdomadaire
« Marianne » en juillet 2015, « passés dans l'allégeance au
suzerain américain », et cela en moins de huit ans. Le quai d’Orsay,
aujourd’hui, semble atteint d’un étrange « syndrome de Stockholm »
qui s’étend aussi au Palais de l’Elysée, au point d’épouser cette politique
délétère de « changements de régimes » chère à Washington et qui,
jusqu’à présent, n’a servi qu’à étendre dans chaque pays concerné, un chaos qui
ne profite qu’à un seul pays, au Moyen Orient comme, d’ailleurs en Ukraine.
Il fallait tenter d’y
mettre un terme et c’est ce que la Russie a décidé de faire en intervenant
militairement en Syrie. La Russie a réalisé il y a déjà longtemps que chasser
Bashar Al Assad de Damas, c’était offrir la capitale Syrienne à l’EI qui fort
de ce succès n’aurait plus connu de limites. En quoi, la présence du président
Syrien, dont on mentionnera au passage qu’il a été élu par sa population,
« dérangeait-elle » le quai d’Orsay ? Je comprend bien pourquoi
les Etats-Unis cherchent ce départ, cela correspond à leur stratégie du chaos,
mais la France, qu’a-t-elle à y gagner sinon un peu plus de réfugiés se pressant
aux frontières de l’Union Européenne ? Même Israël sent bien qu’il vaut
mieux un voisin, certes un peu agressif, mais dirigé par un pouvoir qui reste
un interlocuteur, qu’un voisin du genre de la Lybie.
Benyamin Netanyahou,
prévenu des intentions russes, est allé à Moscou peu avant le début de
l’intervention russe en Syrie et a déclaré à la sortie de son entretien avec
Vladimir Poutine qu’il avait reçu les assurances qu’il était venu chercher,
sans donner de détails. Depuis, Israël s’exprime peu sur la politique russe au
Moyen Orient.
Mais essayons tout
d’abord de passer en revue les différentes parties concernés ou carrément à
l’œuvre en Syrie.
Tout d’abord, évidemment,
la Syrie elle-même. Ce pays de plus de 22 millions d’habitants avant le guerre
civile s’étend sur une zone majoritairement aride entre la Turquie au nord,
l’Irak à l’est et au sud-est, la Jordanie au sud, Israël au sud-ouest et la
Méditerranée à l’ouest. Elle est traversée au nord-est par l’Euphrate. Les plus
grandes villes sont Alep (plus de deux millions d’habitants en 2004), Damas (un
million et demi), Homs (plus de six cent mille, toujours en 2004) et Lattaquié
(près de quatre cent mille).
La Syrie se voulant pays
laïque ne tient pas de statistiques religieuses officielles, mais on considère
qu’elle est habitée par 78% de musulmans sunnites, 18% d’alaouites et environ
10% de chrétiens. Assimilée à une variation de l’Islam chiite, la doctrine
alaouite s’en éloigne tout de même sérieusement.
Sous responsabilité
française suite aux accords « Sykes-Picot[1] »
de 1916, mais surtout sous mandat de la Société des Nations confié à la France
depuis 1920[2], la
Syrie se verra accorder l’indépendance en 1946. Le pays connaitra alors une
longue période d’instabilité politique marquée par de nombreux coups d’état
jusqu’au coup d’état du 13 novembre 1970 organisé par Hafez el-Assad, alors
ministre de la défense. Il restera au pouvoir de 1970 à sa mort en 2000
confirmé par cinq référendums successifs. Son fils Bashar qui n’avait pas été
préparé à cette responsabilité prendra sa succession le 17 juillet.
Début 2011, la Syrie
connaît une vague de protestations, dans la foulée des « printemps
arabes » qui se transformera en véritable guerre civile avec intervention
de différentes puissances étrangères. En avril, des militaires font défection
et créent « l’armée syrienne libre ». L’année 2012 voit le
morcellement de la Syrie divisée en diverses zones contrôlées par le
gouvernement ou diverses factions rebelles.
L’année 2013 est marquée
par la création de l’ « Etat Islamique en Irak et au Levant »
qui deviendra plus tard l’« Etat Islamique ». Autre groupement
terroriste, le Front al-Nosra groupe djihadiste salafiste lié à Al Qaïda est né
en Syrie pendant cette période. Ces différents groupes armés combattent le gouvernement
syrien, mais luttent également entre eux selon des alliances à géométrie
variable et bien malin qui pourrait dire avec certitude où sont les éléments
modérés et où sont les extrémistes, comme le prétend le gouvernement français.
Cette distinction
douteuse est maintenue par les Etats-Unis qui veulent continuer leur jeu
dangereux qui consiste à utiliser l’un ou l’autre groupe terroriste pour
parvenir à leurs fins, s’imaginant, enfermés qu’ils sont dans leur complexe de
supériorité, pouvoir les manipuler et se débarrasser d’eux à volonté. Nous
avons vu ce que cela a donné avec les Talibans d’Afghanistan armés par le
gouvernement américain pour mener la lutte contre l’Union Soviétique et qui
maintenant font la guerre à ces mêmes Américains.
En août 2013, le
gouvernement de Bashar Al Assad est accusé d’utiliser des armes chimiques
franchissant ce que Barack Obama avait maladroitement désigné comme « une
ligne rouge » à ne pas franchir. Il était alors poussé à intervenir
militairement sous forme de bombardements du régime syrien. Ses alliés anglais
s’étant « défilés » à l’occasion d’un vote négatif du parlement
anglais à ce sujet, Obama a été trop content d’accepter le plan proposé par la
Russie qui prévoyait la remise par le gouvernement syrien de toutes les armes
chimiques en sa possession avant leur destruction contrôlée. A cette occasion,
le gouvernement français s’est retrouvé seul partisan de frappes aériennes,
abandonné en rase campagne pour son « suzerain ».
Une étude menée par des
membres de l’Institut de Technologie du Massachusets (MIT) a mis en doute la
version d’un usage d’armes chimiques par le gouvernement syrien, expliquant que
les obus utilisés venaient plus vraisemblablement de zones occupées par un
groupe terroriste qui lutte contre le régime.
A l’intérieur de la Syrie
s’affrontent maintenant un certain nombre de groupes armés. Le plus connu, nous
le mentionnions plus haut est évidemment l’« Etat Islamique » (EI)
que les Français préfèrent appeler « Daesh » (ce qui veut dire la
même chose pour ceux qui parlent arabe). Il est né en 2006 dans l’Irak détruite
par l’intervention des Etats-Unis et de l’Otan, sous le nom d’« Etat
Islamique en Irak » (EII) avant de s’étendre à la Syrie et de changer son
nom en « Etat Islamique en Irak et au Levant » (EIIL). L’étape
suivante a été l’annonce par Abou Bakr al-Baghdadi, le 29 juin 2014 de la
création d’un califat dans les territoires que contrôlait l’EIIL en Syrie et en
Irak, califat dont il était évidemment le calife et nommé « Etat
Islamique » (EI). L’EI entre alors en conflit avec Al Qaïda pour la prise
de contrôle du monde musulman.
Le « Front
al-Nosra » que l’on appelle aussi parfois « Jabhat al-Nosra »
est un groupe djihadiste salafiste affilié à Al-Qaïda qui est né en Syrie
pendant la guerre civile. Il est présent principalement dans le nord ouest de
la Syrie, mais également au Liban. Après avoir été un temps proche de l’EI, il
se rallie à Al-Qaïda en 2013. Il est considéré comme un des groupes les plus
puissants de la guerre civile.
Le « Front
Islamique », né en novembre 2013, est le résultat de la réunion de deux
mouvements, le « Front islamique de libération syrien », composé
essentiellement d’islamistes modérés et du « Front islamique syrien »
mouvement salafiste, un rapprochement qui pourrait paraître surprenant à
première vue pour des observateurs peu au fait des alliances mouvantes dans la
région. Selon des sources diplomatiques sérieuses, deux « bonne
fées » étaient autour du berceau du « Front Islamiste »,
l’Arabie Saoudite et le Qatar. On imagine laquelle des deux tendances de départ
a pris le dessus avec des marraines pareilles.
L’ « Armée syrienne
libre », mentionnée également plus haut est née en avril 2011 sous
l’impulsion d’officiers déserteurs de l’armée syrienne. Elle a été quelques
temps la force armée la plus importante faisant face au régime syrien et à son
armée, avant d’être largement dépassée par les différentes factions
djihadistes. Aujourd’hui, elle tient un territoire situé à l’extrême sud de la
Syrie, autour de la ville de Deraa.
Depuis
la destruction en vol du bombardier russe, les médias parlent beaucoup des
combattants Turkmènes. Les Turkmènes syriens sont issus de la diaspora qui a
quitté le Turkménistan pour s’installer en Iran, en Afghanistan, en Irak et en
Syrie où ils seraient environ deux millions. Installés principalement à Alep,
Homs, Rakka et au nord de Lattaquié, ils vivaient plutôt en bonne entente avec
les populations arabes et turques jusqu’à 2011. Après le début de la guerre, la
Turquie a organisés et armé des milices turkmènes qu’elle espérait opposer aux
Kurdes du nord de la Syrie. Selon Nazmi Gür, vice-président du Pardi
Démocratique des Peuples, un parti turc pro-kurde, « les Turkmènes syrien
n’étaient au début ni bien armés ni organisés et n’aspiraient pas vraiment à
faire la guerre contre le gouvernement syrien. C’est la Turquie qui les a
entraînés, armés et soutenus ». D’autre part, toujours suivant M. Gür,
différents groupes d’islamistes radicaux se sont installés dans cette région du
nord de la Syrie, proche de la frontière turque et ils bénéficient aussi de
l’aide de la Turquie.
Les Kurdes de Syrie ne
peuvent pas entrer dans la catégorie des groupes armés cités ci-dessus, même si
le PKK (Kurdes de Turquie) a été classé par les Etats-Unis et l’Union
Européenne dans la catégorie des organisations terroristes. C’est un peuple qui
s’est retrouvé, après la première guerre mondiale, réparti entre quatre pays,
l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie. Selon l'Institut kurde de Paris[3],
ils seraient 15 millions en Turquie (soit 20 % de la population du pays), 6 à 7
millions en Iran (de 8 % à 10 % de la population), 2 millions en Syrie (9 % de
la population) et 5 millions en Irak (22 % de la population). Mais concernant
l'Irak, le gouvernement central se base sur des estimations (17 %) inférieures
à celle du Gouvernement régional du Kurdistan. Les Kurdes cherchent à former
une nation depuis le seizième siècle au mois, sans succès, mais la première
ébauche de « Kurdistan » est apparu dans l’Irak post-Saddam Hussein
où ils bénéficient maintenant d’une autonomie certaine. Ils disposent là d’une
armée, les « peshmergas », forte de près de deux cent mille hommes.
Aujourd’hui, les
« peshmergas » ainsi que le PKK et sa branche syrienne le « Parti de l'union démocratique » (PYD), sont des forces
importantes qui luttent contre l’EI. Au départ, les Kurdes de Syrie se sont
soulevés pour le contrôle du
Kurdistan syrien au nord du pays, près de la frontière turque, pas pour le
contrôle de toute la Syrie. L’armée syrienne ayant décidé de porter son effort
vers des zones plus stratégiques, ils sont arrivés à leurs fins dès l’année
2012. Quelques mois plus tard, ils doivent défendre leur territoire contre le
« Front al-Nosra » et l’EI. Le point culminant de cette attaque sera
la bataille de Kobané dont la résistance kurde fera le symbole majeur de la
lutte contre l’EI. En janvier 2015, les djihadistes seront finalement repoussés
hors de la ville en ruine, mais les combats se sont poursuivit dans la région
alentour.
Fin novembre, les
américains ont envoyé une cinquantaine de membres de leurs forces spéciales
auprès des Kurdes de Syrie pour les conseiller et assurer leur entrainement,
officiellement dans l’espoir qu’ils participeront activement à la lutte contre
l’EI. Mais autant les milices kurdes ont fait preuve d’efficacité et de courage
dans la défense de leur territoire, autant on les sait réticents à prendre un
rôle plus important hors de ce territoire.
En plus de ces groupes
armés organisés, des dizaines de petits groupes luttent également les uns contre
les autres pour défendre des intérêts le plus souvent locaux, mais toujours
avec une violence extrême. Ils sont amenés par leur petite taille à faire
allégeance à l’un ou l’autre des groupes importants, souvent temporairement,
compliquant par là la lecture de la situation sur le terrain pour des
observateurs étrangers.
Tout ceci, ces
intervenants aux objectifs divergents qui cependant s’allient pour des périodes
limitées constitue déjà un ensemble complexe, mais le plateau est complété par
des pays intervenants extérieurs aux objectifs également divergents mais qui
tentent ou font semblant de tenter de lutter contre un « ennemi
commun », l’EI.
Nous avons déjà parlé de
la Turquie, nous y reviendrons plus loin. En tête des pays étrangers
intervenant en Syrie comme dans tout le Moyen Orient, viennent évidemment les
Etats-Unis et une coalition plutôt hétéroclite qu’ils ont constituée avec des
pays différents. En ce qui concerne les membres de l’Otan, il n’y a pas de
surprises. En revanche des pays comme le Qatar ou l’Arabie Saoudite font des
partenaires plus surprenants dans ces circonstances. Ils servent bien sûr de
« caution musulmane » pour éviter de tomber dans l’image des croisés
venant faire une nouvelle guerre de religion. Mais au delà, que peuvent les Américains
attendre d’eux ?
Depuis 2014, les
Etats-Unis sont intervenu en Syrie avec des résultats dont le moins que l’on
puisse dire est qu’ils sont extrêmement mitigés. Pendant un an et demi environ,
les avions de la coalition réunie par les américains, « l’unique super
puissance du monde » ont bombardé les positions de l’EI en Syrie (et en
Irak, bien sûr), mais sans empêcher ce même EI d’étendre de façon substantielle
les territoires qu’il contrôle. D’autre part, ses finances semblent toujours
florissantes. Où est l’erreur ?
Si on prend un peu de
recul et que l’on considère le Moyen Orient dans son ensemble, les Etats-Unis
avec leurs alliés, saoudiens, anglais, français et d’autres, au cas par cas,
ont simplement fait éclater le Moyen Orient, créant cinq états défaillants en
Afghanistan, Irak, Lybie, Syrie et Yémen, des états dans lesquels des groupes
terroristes ont pu se développer et créer un chaos qui leur permettait
d’attirer de nouvelles recrues.
Devant cette politique du
pire américaine, la Russie a décidé de prendre les choses en main et
d’intervenir militairement en Syrie. Elle l’a fait à sa façon, c’est à dire
froidement, de façon calculée et sans hésitations, au moins une fois que
l’opération est lancée. Le président Poutine avait cherché à la tribune de
l’ONU lors de la session du soixante dixième anniversaire à mettre les pays de
la coalition américaine devant leurs responsabilités : « est-ce que
vous réalisez ce que vous avez fait » ? On l’a accusé de ne chercher
qu’à défendre son allié Bashar Al Assad. La Russie a pourtant essayé à de
nombreuses reprises d’expliquer que laisser le régime syrien s’effondrer,
c’était ouvrir les portez de Damas à l’Etat Islamique dont l’expansion
deviendrait de plus en plus difficile à limiter, dans la région, mais aussi en
Afrique du Nord et dans certains pays de l’Afrique Noire.
L’armée de l’air russe
s’est donc installée sur un aéroport de l’ouest du pays non loin de la ville de
Lataquié et a commencé à bombarder les positions des terroristes en Syrie. Le
président Poutine avait évidemment préparé cette opération sur le plan
diplomatique dans la plus grande discrétion afin de rassurer ceux qui en
avaient besoin parmi les voisins de la Syrie. On remarquera que, dans cet ordre
d’idée, la Russie a ouvert à Bagdad, fin septembre 2015, un « centre pour la collecte et l’analyse des informations sur
les groupes terroristes », qui regroupe l’Iran, l’Irak, la Russie et la
Syrie. Selon le quotidien « Le Monde », « Cette commission se
concentrera sur « la surveillance
des mouvements terroristes » et « la réduction de leurs capacités », a déclaré
Saad Al-Hadithi, porte-parole du gouvernement du premier ministre, Haider
Al-Abadi[4] ».
Lorsque les bombardements
russes ont commencé, la coalition américaine a immédiatement fait observer que
les cibles n’étaient pas l’EI mais d’autres milices luttant contre le régime
syrien, comme si cela devait constituer à la fois une surprise et la preuve que
les Russes n’intervenaient que pour « sauver » leur allié Bashar Al
Assad. Mais la stratégie russe a toujours été d’intervenir en appui de troupes
au sol. Or quelles sont les troupes au sol disponibles sinon l’armée
Syrienne ? Même Laurent Fabius a dû le reconnaître récemment sur une
station de radio française. Il s’agissait donc d’aider cette armée à desserrer
l’étreinte de différents groupes terroristes dont les positions étaient trop
proches de Damas.
Mais l’obsession de la
défense par Moscou du président syrien n’est pas près de s’éteindre, quelque
soient les arguments utilisés pour expliquer que l’objectif est bien plus
important, qu’il s’agit de sauvegarder le dernier pays de la région qui ne soit
pas encore complètement soumis au chaos organisé américain. On comprend que les
Etats-Unis et leurs médias aux ordres s’accrochent à cette explication, mais
pourquoi les Français y adhèrent-ils ?
Il semblerait cependant
que les attentats de Paris aient réussit à faire évoluer les esprits en France.
Quelle est la légitimité des Etats-Unis quand ils prétendent lutter contre la
menace terroriste ? Depuis des dizaines d’années ils ne cherchent qu’à
utiliser des groupes terroristes dans la région pour maintenir le chaos. Quand
ils prétendent protéger leur pays des attentats terroristes, il ne faudrait
tout de même pas perdre de vue que la probabilité, pour un Américain, d’être
tué par un terroriste islamiste dans son pays est du même ordre de grandeur que
celle de se faire attaquer par un requin…
En Europe, au contraire,
les années récentes ont prouvé que cette probabilité était beaucoup plus forte.
D’autre part, c’est l’Europe qui doit faire face à un afflux incontrôlé
d’immigrés du Moyen Orient dans lesquels se cachent des éléments terroristes
comme deux des kamikazes de Paris.
De la même façon, la
Russie doit faire face depuis plus de vingt ans à des attentats terroristes sur
son sol qui ont tué des centaines de citoyens russes. Elle lutte contre ce
terrorisme islamiste dans la plupart des républiques du sud de la Fédération de
Russie et a décidé de porter cette lutte au niveau supérieur en allant faire la
guerre hors de ses frontières à ceux qui déstabilisent la région et risquent de
retourner en Russie pour y fomenter des attentats. D’après les autorités
russes, il y aurait plusieurs milliers de combattant d’origine russe
actuellement en Syrie et en Irak.
Face à la détermination
russe, le pays participant plus ou moins sincèrement à la lutte contre le
terrorisme, sont contraints de réviser leurs positions. Ceux qui ont les
positions les plus complexes y arrivent moins bien que les autres.
Pour les alliés de la
Russie comme l’Iran, les choses sont simples. Depuis la révolution islamique
dans le pays, l’Iran a toujours soutenu le régime syrien. Ces dernières années,
le soutient a été sans failles dans tous les domaines, militaire avec des
conseiller et des volontaires, mais aussi dans le domaine politique, économique
et financier. L’Iran a récemment encore réaffirmé son entente parfaite avec la
Russie sur la Syrie. Selon Ali Khamenei, la plus haute autorité politique et
religieuse d'Iran, « le plan à long terme des Américains est de dominer la
Syrie et ensuite prendre le contrôle de la région ». C'est, selon lui,
« une menace (...) en particulier pour la Russie et l'Iran ». Il
estime que Bachar al-Assad « est le président légal et élu par le peuple
syrien » et que « les États-Unis n'ont pas le droit d'ignorer ce vote
et ce choix ».
La livraison à l’Iran de
S300 russes d’ici la fin de l’année va encore renforcer la position de ce pays
dans la région.
Nous avons mentionné plus
haut Israël, son premier ministre a reçu les assurances qu’il attendait et qui,
venant d’un pays qui a l’habitude de tenir ses engagement, l’on visiblement
rassuré. A tel point d’ailleurs qu’il s’est amusé à donner une leçon à la
Turquie. Le ministre israélien de la Défense Moshe Ya'alon a déclaré samedi à
propos d’un avion russe qui a survolé le plateau du Golan : « Il y eu a
une petite erreur, et le pilote est entré dans notre espace aérien pour un
mille (1,6 km). La connexion avec l’appareil a été établie immédiatement, il a
changé de direction et est rentré en Syrie». Moshe Ya’alon a ajouté (était-ce
donc à l’intention de la Turquie) qu’Isréël n’avait pas abattu cet avion parce
que « les avions russes ne comptent pas s’en prendre nous ». Le ministre
israélien n’a pas indiqué à quelle date cet incident avait eu lieu.
L’Arabie Saoudite, ennemi
juré de l’Iran et de Bashar Al Assad est resté très discrète depuis le début de
l’intervention russe. Elle a même cessé ses bombardements, timides il est vrai,
en compagnie de la coalition américaine dont elle ne semble plus faire partie,
au moins dans les faits. On se souvient de la façon très « directe »
dont Vladimir Poutine avait mis en garde le ministre saoudien des affaires
étrangère contre une quelconque action terroriste peu avant le début des jeux
Olympiques de Sochi, en raison de l’influence parfois très directe qu’ils
avaient eue dans les différentes guerres du Caucase, en particulier en
Tchétchénie.
Le pays le plus
embarrassé par la tournure que prennent les opération en Syrie est de loin la Turquie
et l’attaque contre le Sukhoi 24 russe est une expression de la fébrilité du
régime turc dont on espère qu’il ne passera pas en mode « panique »
et que ses partenaires de l’Otan sauront le raisonner.
Finissons en d’abord avec
les faits. La Turquie crie au viol de son territoire, la Russie nie toute
incursion et prétend que son « Sukhoi 24 » a été abattu au dessus de
la Syrie. Après avoir regardé les cartes fournies par les deux parties et
écouté les commentaires, y compris ceux (anonymes) de participants à la réunion
de l’Otan à Bruxelles et cités par le « New York Times » un quotidien
américain qui n’est pas connu pour ses excès de tendresse envers la
Russie j’en suis arrivé à la conclusion suivante qui me semble la plus
vraisemblable.
Le SU-24 russe aurait
bien survolé le territoire turc au dessus d’une sorte d’« appendice » formé par la
frontière à cet endroit, mais le survol n’a duré que 17 secondes. Dix sept
secondes pendant lesquelles l’aviation turque a pu le mettre en garde à dix
reprises (selon leurs dires) puis ajuster et tirer un missile sur l’avion
russe. Cela me semble extrêmement peu probable car physiquement impossible. Je
conclu donc qu’effectivement le SU-24 a très vraisemblablement survolé ce petit
morceau de territoire turc, que les Turcs n’ont pas eu le temps de le mettre
dix fois en garde, mais ont tiré tout de suite et que l’avion a été touché au
dessus du territoire syrien où il est tombé.
Ce qui m’amène à la
conclusion suivante, la réaction avait été pensée et préparée par les Turcs, à
l’avance, pour être mise en œuvre « à la prochaine occasion ». Etant
donné les circonstances, il est éminemment peu probable qu’un colonel
d’aviation turc ait pu prendre cette initiative, encore moins le pilote de
l’avion qui a tiré. La décision a été prise au plus haut niveau dans un but
bien particulier qui n’était pas d’abattre, enfin pas seulement d’abattre, un
avion russe.
Ce qui faisait écrire à
Jacques Sapir sur son blog[5],
« L’attitude du gouvernement turc apparaît ici comme profondément irresponsable
et provocatrice. Le fait que le gouvernement turc ait demandé une réunion de
l’OTAN, comme si il avait été la puissance agressée, est un autre sujet de
préoccupation. »
Au plan de la politique
étrangère, la Turquie est empêtrée dans ses allégeances et ses inimitiés. D’un
côté elle lutte au moins « officiellement », Otan oblige, aux côtés
de la coalition internationale contre l’EI. Mais d’un autre côté elle cherche à
utiliser l’EI pour contrer la montée en puissance d’un autre ennemi de la
Turquie, les Kurdes. Quand les ennemis de mes ennemis sont mes amis, tout va
bien. Mais là, rien n’est simple. La Turquie a essayé de jouer un jeu inventé
par les Etats-Unis et dans lequel eux seul ont vraiment de l’expérience, à
savoir la manipulation de groupes terroriste. Comment peut-elle affaiblir l’EI
sans renforcer les Kurdes du PKK et du PYD, et réciproquement ?
D’autant qu’elle joue à
côté de chez elle ce que ne font pas les Etats-Unis. La première réaction a
donc été de laisser le passage quasiment libre sur une partie importante de la
frontière avec la Syrie ce qui a favorisé le passage de terroristes dans les
deux sens. Mais cette position n’est plus tenable quand les pays européens
s’aperçoivent que la Turquie favorise de la sorte le passage de certains de leurs
ressortissants qui reviendront ensuite semer la terreur chez eux.
L’autre carte jouée
simultanément a été de ne pas contrôler les camions qui passent cette
frontière, autorisant la fourniture d’armes à l’EI et aux autres mouvements
terroristes, et en retour les exportations de l’EI qui alimentent leur trésor
de guerre. En particulier les exportations de pétrole. Ce pétrole auquel de
nombreux pays n’oseraient pas toucher, est noyé par la Turquie dans le flot de
pétrole exporté par le Kurdistan irakien, lui-même suspect en raison de
l’opposition du gouvernement irakien à ces exportations directes, mais qui, au
moins, ne sert pas à financer le terrorisme. Ces exportations se font par le
port turc de Ceyhan. Mais des intérêts turcs ne pouvaient pas résister à la
tentation d’en tirer des avantages financiers importants, y compris dans
l’entourage du président lui-même (on parle beaucoup de son fils Bilal, mis en
cause régulièrement par Tyler Durden sur son site « Zero Hedge[6] »).
Lors de la réunion du G20
à Antalia, Vladimir Poutine avait mentionné que des pays participaient au
financement de l’EI, « y compris des pays présents au G20 ». Après la
destruction du SU24, Sergei Lavrov, le ministre russe des affaires étrangères
s’est fait plus précis : « l’attaque du bombardier montre que la
Turquie a pris le parti de l’EI ». Il a ajouté, d’après la transcription
disponible sur le site du ministère des affaires étrangères et rapporté par
l’agence « Sputnik », « Le ministre russe a rappelé à son
interlocuteur (le ministre turc des affaires étrangères) la participation de
son pays dans le commerce illégal de pétrole de l’EI, qui est transporté via la
zone où l’avion russe a été abattu et où se trouvent également des
infrastructures terroristes, des dépôts d’armes et de munitions et des centres
de contrôle[7] ».
Le général français en
retraite Dominique
Trinquand a fait des déclarations dans ce sens également à propos de l’engagement
turc contre l’EI. Voilà qui fait de la Turquie un allié pour le moins
encombrant de l’Otan. A tel point que dans les jours qui ont suivi, des avions
américains ont bombardé des files de camions se dirigeant vers la frontière
turque. On peut se demander pourquoi il leur aura fallu presqu’un an et demi
pour réaliser la réalité de ce trafic !
En politique
intérieure, la situation du président turc n’est pas de nature à calmer ses
angoisses. La politique d’islamisation, à l’opposé du kémalisme, qu’il a mise
en œuvre n’est pas du goût de tout le monde ce qui l’a obligé à prendre un
tournant autoritaire encore plus marqué. Des journalistes ont été emprisonnés
pour délit d’opinion. Sa base électorale n’est plus aussi large qu’il y a
quelques années et on commence à parler ici et là d’une intervention de l’armée
dans les affaires intérieures du pays face aux errements de la politique
extérieure.
Enfin, je me
demande à quoi va pouvoir ressembler la prochaine réunion de l’Otan à laquelle
la Turquie sera invitée, étant entendu que suite à cette intervention
hasardeuse contre un avion russe, la Turquie a fournit à la Russie une occasion
en or de renforcer ses défenses en Syrie avec l’arrivée de missiles S400 et de
bâtiments de contre mesures électroniques qui équivalent à l’établissement d’une
zone d’exclusion aérienne pour tous les appareils non autorisés par les Russes.
De plus, cela permet à
Vladimir Poutine de s’interroger sur le rôle des Etats-Unis dans cette affaire.
Comme le rapporte, entre autres, le quotidien anglais « The Independant[8] »,
le président russe à fait remarquer que les Etats-Unis avaient été avertis du plan
de vol de cet avion comme de tous les avions russes volant en Syrie et que cet
avion a été abattu. Soit les américains ont laissé « fuiter »
l’information vers les Turcs, soit l’Otan ne contrôle pas ses membres et dans
ce cas, il deviendrait dangereux de continuer à partager des informations
sensibles avec eux.
[1] Accord secret signé le 16 mai
1916 par la France et l’Angleterre avec le soutien de la Russie et de l’Italie.
[2] A la conférence de San Remo, en
avril 1920, la France reçoit le mandat sur le Liban et la Syrie alors que la
Grande Bretagne reçoit le mandat sur l’Irak et la Palestine.
[3] Source « Le Monde », http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/09/09/qui-sont-les-kurdes_4484311_4355770.html
[4]http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/09/28/la-russie-construit-une-coordination-regionale-pour-lutter-contre-l-etat-islamique_4774638_3218.html
[5] http://russeurope.hypotheses.org/
[6]
http://www.zerohedge.com/news/2015-11-25/meet-man-who-funds-isis-bilal-erdogan-son-turkeys-president
[7]
http://sputniknews.com/politics/20151125/1030764208/lavrov-cavusoglu-conversation.html
[8]
http://www.independent.co.uk/news/world/middle-east/putin-claims-us-leaked-flight-path-of-downed-russian-jet-to-turkey-a6750966.html