La Russie et les
Etats-Unis considèrent maintenant tous deux que l’Etat Islamique est devenu
l’ennemi absolu. Mais le niveau de défiance entre les deux pays est tel qu’ils ne
peuvent s’entendre sur une façon de combattre cet ennemi. La dégradation des
relations entrainée par la crise ukrainienne, n’a évidemment pas facilité cet
accord. Mais il semblerait que, dans une sorte de mouvement de balancier,
depuis quelques jours, la Syrie et l’Etat Islamique aient remplacé l’Ukraine au
centre des rencontres internationales. On a pu observer cette évolution en fin
de semaine dernière quand John Kerry a rencontré son homologue anglais Philip Hammond.
Les points de vue sur la
nature du danger ne s’en sont pas pour autant vraiment rapprochés. Les dirigeants occidentaux continuent à
désigner l’Etat Islamique comme organisation terroriste ce qu’il n’est plus. Il
est un terrorisme organisé d’une façon et à une échelle encore non observée,
une machine de guerre dont l’objectif est de détruire toute la structure
institutionnelle du Moyen Orient pour en réorganiser non seulement l’idéologie
mais aussi la politique et les gouvernements.
Il s’agit d’une menace
idéologique d’une puissance telle qu’elle justifie la formation d’une coalition
internationale pour la combattre, et un changement de stratégie par rapport à
ce qui a été fait jusqu’à présent.
Cette erreur
d’appréciation a empêché, pendant longtemps les Occidentaux de réaliser que
l’Etat Islamique serait le bénéficiaire de la politique de changement de régime
chère aux Etats-Unis et à leurs courtisans européens. Elle est également à
l’origine de ces recherches surréalistes d’une « opposition modérée »
chimérique et pourtant si chère à Laurent Fabius et François Hollande.
Dans cette ambiance, la
Russie, elle, semble se diriger vers une stratégie de guerre inter étatique
quand ses alliés potentiels en sont encore à la lutte anti-terroriste.
La vision du futur de la
Syrie aussi divise la Russie et l’Ouest. Le Kremlin se préoccupe de la
structure du pays. Si on part du principe que la Syrie a déjà éclaté en plusieurs
entités et ne pourra pas être reconstruite sous sa forme antérieure, la
question qui se pose est de savoir quel groupe, quel territoire soutenir afin
d’empêcher la progression de l’Etat Islamique.
De son côté, l’Ouest a
été trop longtemps préoccupé par qui dirigera le Syrie future et s’est donc focalisé
sur le remplacement de Bashar Al Assad, commettant au passage une erreur de
jugement quand il pense que la Russie est le soutien indéfectible de la
personne d’Assad alors que le souci réel du Kremlin a toujours été de protéger un
régime, un président légalement élu et d’éviter un nouveau chaos comme ceux
provoqués en Irak, en Afghanistan ou en Lybie pour ne citer que ces trois pays.
C’est pourquoi la Russie
cherche depuis longtemps à favoriser une entente entre le président actuel et
son opposition pour créer un front capable de s’opposer efficacement, dans le
domaine politique également, à l’Etat Islamique. Les réunions organisées à
Moscou avec les représentants de cette opposition en sont la preuve. Mais cette
entente ne peut qu’être le fruit de négociations internes à la Syrie et toute
tentative extérieure d’imposer cette coalition par la force, même si elle
fonctionnait ne serait que le prélude à un nouvel affrontement.
De son côté, Washington, qui
poursuivait jusqu’il y a peu le même objectif de changement de régime, a fait, au
début de l’été, un nouveau pas qui modifie son organisation tactique en signant
avec la Turquie un accord qui donne accès à la base aérienne d’Incirlik à ses
avions et à cinquante techniciens en support des opérations, ce qui lui permet
mener plus facilement des raids aériens en Syrie. L’accord signé fin juillet et
qui devait entrer en application dans le courant de l’été faisait état de la
création, avec l’aide de l’armée de l’air américaine, d’une zone de sécurité de
cinquante kilomètres environ sur le territoire syrien le long de la frontière
turco-syrienne.
En réalité, il s’agissait
d’un événement de première importance, capable d’inverser le rapport de forces,
car l’utilisation de cette base aérienne à 15 minutes de vol de la Syrie permet aux Etats-Unis de contrôler l’espace
aérien syrien, d’y interdire de vol les avions du gouvernement syrien (l’Etat
Islamique n’a pas d’aviation) et de faire voler des drones permettant de
récolter tous types d’informations sur les différents mouvements de troupe
quelle qu’en soit l’origine. Sans compter qu’il est prévu dans l’accord avec la
Turquie que l’armée de l’air américaine pourrait, en cas d’urgence, utiliser
trois autres bases turques proches de la frontière syrienne.
Les Etats-Unis se
trouvaient ainsi en position de contrôler l’ensemble de l’espace aérien syrien
et de surveiller les mouvements de troupe au sol, ce qui relançait leur
politique de changement de régime. La Russie ne pouvait accepter cela sans
réagir, d’autant que, dans le même temps, l’évolution du problème des réfugiés
aurait pu servir de prétexte à une « intervention humanitaire »
américaine visant en réalité à chasser le pouvoir syrien en place.
La réaction a été, tout
d’abord, diplomatique, la Russie proposant la création d’une large coalition
internationale pour combattre l’Etat Islamique. Après l’annonce de cette
proposition par le président russe, le ministre des affaires étrangères,
Serguei Lavrov critiquait ouvertement la coalition mise en place par les
Etats-Unis qui n’est pas assez large, au goût des russes, mais surtout dont
l’action n’est pas assez décisive à l’encontre de l’Etat Islamique qui semble,
par moments, protégé par le renseignement américain.
L’étape suivante a été de
faire comprendre clairement aux Etats-Unis que la Russie avait décidé de s’en
prendre directement à l’EI et de la façon la plus décisive possible, sans
toutefois découvrir, pour le moment, ses cartes. Vladimir Poutine ne veut pas
donner d’indications à l’adversaire, et il n’a pas besoin d’aller plus loin,
car il vient de faire comprendre aux Etats-Unis sans agressivité inutile, que
sa détermination était totale.
Puis nous avons eu droit
à des informations concernant la livraison d’armes russes à la Syrie,
livraisons accompagnées de militaires dont on ne savait pas vraiment s’ils
étaient ou non, de simples conseillers, des formateurs devant apprendre aux
militaires syriens comment utiliser ces armes ou des combattants. Informations
qui très subtilement, n’étaient ni confirmées ni infirmées par la diplomatie
russe, qui entretenait le flou, expliquant parfois que ces livraisons étaient
simplement la conséquence de contrat déjà anciens.
Et puis quelles armes ont-elles
été livrées, quid de cet aéroport près de Lataquié où les Occidentaux ont cru
déceler des mouvements de militaires russes. La Russie a-t-elle livré des
missiles sol-air ? Si oui, dans quel but puisque l’Etat Islamique n’a pas,
pour l’instant, d’aviation ?
Tout ceci ressemble à une
« variante en plus grand » de l’opération déployée, avec le succès
que l’on sait, en Crimée l’année dernière. L’opération n’est manifestement pas
terminée mais elle est menée de telle façon qu’elle n’a pas déclenché les
réactions hostiles auxquelles on aurait pu s’attendre de la part des Etats-Unis
et de l’Europe. Il faut dire que la préparation était soignée et le timing
soigneusement choisi.
Au départ, l’opposition
de Washington à toute action russe en Syrie semblait être plus dictée par le
désir de changement de régime. Puis elle semblait plus motivée par la crainte
de voir le Kremlin renforcer sa présence dans la région que par celle de le
voir empêcher le remplacement du président Assad.
Mais les récents développements,
sur le terrain, dans les chancelleries et dans les médias semblent avoir fait évoluer
la position américaine.
Les déclarations[1]
de John Kerry et Philip Hammond, à la suite de leur réunion à Londres le 19
septembre ont confirmé la détente entre les Etats-Unis et la Russie sur fond de
crise syrienne. Les deux ministres ont soigneusement évité les références
agressives à la Russie dans le cadre de la crise ukrainienne alors que Kerry
rappelait à Kiev que les accords de Minsk étaient la seule issue acceptable
pour Washington. L’Ukraine semble avoir été reléguée au second plan par ce qui
se passe en Syrie. D’autre part, la position américaine a évolué puisqu’il était
beaucoup plus question dans les déclarations de John Kerry de résolution du
conflit que de changement de régime et que la Russie et même l’Iran semblent
devenu des partenaires potentiels dans cette résolution. Souvenons-nous que
c’est l’exigence du retrait immédiat de Bashar El Assad qui fermait la porte à
toute négociation avec la Russie. Mais le 19, John Kerry déclarait : « Nous avons dit pendant les derniers dix huit
mois qu’Assad devait partir. Mais le délai et les modalités de ce départ sont
des décisions qui doivent être prises dans le cadre des négociations de Genève.
Ce départ ne doit pas forcément avoir lieu le premier jour, le premier mois, ou
à une date précise. Les différentes parties doivent se réunir et se mettre
d’accord sur la façon de faire, et je n’ai pas d’idées précises sur les délais
à respecter. De toute façon, ce sera au peuple syrien de décider ». Et
il ajoutait, « Nous devons en
arriver à des négociations. C’est ce que nous cherchons et nous espérons que la
Russie et tout pays ayant une influence dans la région nous aideront à cela ».
Cette réaction était
confirmée le lendemain en Allemagne où John Kerry rencontrait le ministre des
affaires étrangères allemand, Frank-Walter Steinmeir qui déclarait à la suite
de cette rencontre, « Je suis très
satisfait de l’accroissement de l’engagement militaire de la Russie dans la
région et nous avons des rapports qui le confirment, ici, en Allemagne, ».
Il apparaît donc que, malgré
l’opposition forte à l’intérieur des Etats-Unis et dans de nombreux pays comme Israël,
l’Arabie Saoudite, les Emirats ou le Qatar, le président Obama ait finalement
choisi la voie diplomatique. Obama est un pragmatique et l’absence de résultats
après dix ans d’intervention militaire américaine en Syrie a fini par le
convaincre. Le scandale des Syriens entraînés à grand frais par les américains
a sans doute joué un rôle aussi. Un projet de cinq cent millions de dollars
destiné à former plus de mille combattants syriens qui ne peut recruter que cinquante
hommes pour finalement mettre cinq combattants sur le terrain a fait
« tousser » les membres de la commission du Sénat américain qui
enquêtait sur le sujet, y compris John McCain qui a paré de « faute épouvantable » devant les
caméras de télévision.
Du côté européen,
l’afflux de réfugiés syriens que les pays de l’Union Européenne ne peuvent
gérer a également refroidi les ardeurs guerrières.
Barak Obama semble au
bord de son plus grand échec international avec des alliés européens qui ne
veulent pas ramasser les « pots cassés » de ses actions désordonnées
au Moyen Orient et se fatiguent également de la situation que les Etats-Unis
ont créée en Ukraine. Il va donc lui falloir abandonner l’Etat Islamique et
tous les mouvements terroristes que lui et ses prédécesseurs ont cherché à
utiliser le plus discrètement possible pour déstabiliser une zone qui se trouve
au sud de l’Iran et de la Russie.
Même les militaires
américains ont adopté un ton beaucoup plus mesuré, voir pour certains,
conciliant. Ainsi le général Hesterman, adjoint au chef d’état-major de l’armée
de l’air américaine, l’USAF déclarait lors d’une intervention à la dernière
convention annuelle de l’Air Force Association (AFA), le principal lobby
officiel de l’USAF : « Les
Russes ne sont pas intéressés par des actions aériennes contre les forces US
présentes sur le théâtre, ils sont là pour protéger Assad contre des incursions
adverse et faire en sorte que “les ennemis d’Assad”, y compris des forces US,
ne s’approchent pas trop de lui ». Il expliquait ensuite que la
présence russe, devrait favoriser un arrangement politique qui mettra fin à la
guerre en Syrie et dans lequel les Russes auront une place importante. Ce genre
de réaction semble accréditer l’idée que l’USAF tient la présence russe pour
acquise et presque légitime.
Barak Obama ne dispose
plus de la possibilité de revenir en arrière en Syrie. Sur le terrain, il
risque de se trouver pris en otage par les divers mouvements terroristes que
les Etats-Unis ont tour à tour soutenus. Sur le plan politique au Moyen Orient
il se trouve devant un choix difficile, abandonner l’Etat Islamique ou
abandonner le changement de régime, sachant que les deux ne sont plus possible
ensemble. A Washington il est tenu en échec par les néo cons extrémistes. Il a
donc besoin, avant de connaître un nouveau revers, que Vladimir Poutine mette
les Etats-Unis dans l’obligation de s’asseoir à la table des négociations,
comme il l’avait fait lors de la crise des armes chimiques.
Ainsi donc, pour la
deuxième fois sur le dossier syrien, après les armes chimiques, la Russie de
Vladimir Poutine apparaît, sinon comme le sauveur, au moins comme celui qui va
permettre de sortir d’une situation inextricable sans trop perdre la face.
Le mouvement étant en
train de se préciser, le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou,
qui était à Moscou il y a trois jours et qui est un maître en matière de
réalisme, voir de cynisme, semble avoir opéré un rapprochement avec la Russie.
Il a déclaré à l’issue de la rencontre avec Vladimir Poutine : « J’espère, et je suis presque convaincu, que l’objectif
que je m’étais fixé en sollicitant cette entrevue – entamer une coordination
dans le but d’éviter des malentendus catastrophiques sur le front Nord - a été
atteint[2] ».
Du côté russe, on peut
déjà se féliciter d’avoir, par une intervention dans l’ouest de la Syrie,
stoppé un scénario catastrophe à la libyenne. Mais c’est surtout dans le
domaine diplomatique que les évènements de ces derniers jours ont une
importance capitale. Ils donnent une consistance particulière au concept russe
de nouvel ordre international, en mettant un frein à la propension des
Occidentaux à imposer de façon unilatérale leur vision de l’ordre du monde.
L’Assemblée Générale de
l’ONU, la semaine prochaine, devrait être l’occasion d’intenses négociations en coulisse entre les
Etats-Unis, la Russie et les états concernés de la région comme par exemple,
l’Iran, l’Arabie Saoudite et la Turquie. On annonce un entretien entre Vladimir Poutine et Barack Obama. Israël a déjà pris soin de ses intérêts.
Nous ne mentionnerons pas la diplomatie française par charité.
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