lundi 9 novembre 2015

Première "cage", l'ignorance


La première « cage » dans laquelle on cherche à nous enfermer est celle de l’ignorance.
La direction d’un pays est une chose trop sérieuse pour être laissée entre les mains de la population. Petit à petit on a cherché à nous convaincre que le peuple était, trop émotionnel, trop mal informé, pas assez formé, en un mot, trop bête. Il s’agissait donc de l’éloigner des cercles de décisions, d’occuper son esprit à des choses moins importantes et même, si possible, des choses sans importance.
L’étape suivante a été de nous convaincre que les dirigeants politiques, les représentants du peuple, n’étaient pas non plus dignes de prendre les décisions importantes. Ils sont trop soumis au contrôle de ce peuple incapable de savoir où est son intérêt et qui peut, par le suffrage universel, défaire ce que d’éminents spécialistes ont fait dans leur grande sagesse.
D’ailleurs, les nouvelles élites supportent de plus en plus mal le pouvoir, le faible pouvoir à vrai dire, qui demeure entre les mains de la population. On songera à la réaction du Jean-Claude Junker lorsque les Grecs ont porté Alexis Tsipras au pouvoir. Il a déclaré : « il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». On nous avait déjà fait le coup en Italie en 2011 quand Silvio Berlusconi a été remplacé par un « technocrate », Mario Monti ancien consultant de la banque américaine Goldman Sachs, et chargé de former un gouvernement de « spécialistes ». Fin 2012, les partenaires européens de l'ex-président du Conseil italien saluaient massivement les réformes engagées depuis un an, mais les Italiens, eux, appréciaient moins la cure d'austérité très sévère qui leur a été imposée.
Quant à l’intéressé, ce qu’il considère comme son plus grand succès est d’avoir restauré la confiance des marchés financier en l’Italie, laissant l’économie du pays dans une profonde récession (-2,4% pour 2012) et un chômage allant de record en record et frappant en premier lieu les jeunes (36,5%).
Plus récemment, c’est au Portugal que le dernier affront en date a été fait à la volonté populaire. En octobre, une majorité d’électeurs a porté ses voix sur une coalition de partis de gauche élus sur un programme de sortie des politiques d’austérité imposée par Bruxelles. Malgré cela, le président Anibal Cavaco Silva a jugé qu’il ne serait pas raisonnable de laisser des partis de gauche accéder au pouvoir et a décidé que la droite minoritaire était mieux à même de satisfaire l’Union Européenne et de rassurer les marchés financiers internationaux.
Voilà les nouveaux maîtres que l’on veut imposer à la population des pays membres de l’Union Européenne, la Commission et les marchés financiers. Où est la démocratie ? Qu’elle attende un peu ! De toute façon le peuple n’est plus capable de se gouverner, l’économie est le centre de tout et l’économie est trop compliquée pour les électeurs. Consommez, braves gens, les spécialistes s’occupent de votre avenir ! Si seulement les « spécialistes » étaient capables eux de diriger les économies nationales !
Mais on se méfie encore des réactions des populations. C’est pourquoi les fonctionnaires de Bruxelles ont jugé plus prudent de négocier en secret le projet de Traité Transatlantique avec les Etats-Unis. Même les élus n’ont pas libre accès à ces textes, ils peuvent les consulter dans des conditions très strictes qui leurs sont imposées. Ils ne peuvent, par exemple, pas prendre de notes à l’occasion de ces consultations. Il est vrai que quelques fuites organisées ont fait apparaître que l’adoption de cet accord entre l’Union Européenne et les Etats-Unis mettraient totalement les représentants élus à l’écart des décisions les plus importantes. Une entreprise multinationale pourrait, par exemple poursuivre un gouvernement pour avoir fait voter des lois qui portent atteinte à la rentabilité de l’entreprise sur le territoire national. Des poursuites qui seraient « jugées » non pas par un tribunal national, mais par des cours arbitrales privées.
Cette fois, les citoyens seraient totalement désarmés devant les appétits sans limites des dirigeants des grandes entreprises internationales. Cela inclue également la perte de contrôle de leur sécurité alimentaire.
Pour reprendre les mots de Paul Craig Roberts[1], « les représentants des entreprises américaines négocient avec les représentants des entreprises d’autre pays (comme ceux de l’Union Européenne) qui feront partie de l’accord et cette poignée de personnes achetées mettent sur pied un accord qui supplante les lois de ces pays en faveur des intérêts des entreprises. Aucune des personnes qui négocient ne représente la population des états ou les intérêts publics. Les gouvernements de ces pays devront simplement, ensuite, accepter ou refuser l’accord, et ils seront largement payés pour accepter l’accord. Une fois ces accords acceptés, les gouvernements se retrouveront comme privatisés. Il n’y aura plus besoin de législatures, de présidents de premiers ministres, de juges, des cours arbitrales privées décideront de la loi et de son application ».
D’autres moyens sont utilisés pour nous préparer au « grand changement », plus ou moins visibles, car il faut agir en douceur pour éviter les réactions violentes. Un des moyens les moins visible est la manipulation du sens des mots.
On manipule les mots, on en crée de nouveaux, soit ex-nihilo (souvent en utilisant une racine anglo-américaine car cela « sonne bien »), soit en changeant le sens d’un mot existant. Voyez comment un mot comme populisme a pris une connotation extrêmement négative. Cette connotation n’existe pas au milieu du vingtième siècle pour Albert Camus qui parle dans « L’homme révolté » du renouveau du populisme russe en 1870[2]. Aujourd’hui, le mot est une sorte d’injure quand il est utilisé contre un homme ou une idée politique.
Il y a une logique derrière ce glissement. Si on part du principe que le peuple est incapable de savoir ce qui est bon pour lui, vouloir tenir compte de son avis ne peut qu’être condamnable.
Une autre méthode consiste à couper les citoyens de leur histoire, quand on ne cherche pas à réécrire cette histoire. En effet, l’histoire, la mémoire, est une base indispensable de la réflexion. Comme le dit Proust, « La réalité ne se forme que dans la mémoire[3] ».
Pour Jacques Sapir, « alors que les projets de nouveaux programmes d’Histoire prétendent déconstruire en collège la question d’un récit national, il faut aujourd’hui revenir sur les conditions de construction de l’Etat moderne. Elles montrent l’importance des conflits, mais aussi des solutions historiques à ces conflits, solutions qui – une fois agglomérées les unes aux autres – ont construit l’identité politique du peuple français. (…) De ce point de vue, si l’enseignement d’un récit national ne peut avoir pour but de fonder une identité, il faut admettre que la construction des institutions produit nécessairement une identité politique précise. Or, le récit national permet de comprendre comme se sont construites ces institutions. Ne pas le reconnaître revient à se voiler la face. C’est pourquoi, on peut voir dans ces nouveaux programmes d’Histoire, qui justement refusent largement la chronologie et l’examen de moment clef de l’histoire, la matérialisation d’une haine de la Nation, et au delà d’une haine de la souveraineté[4] ».
Les médias qui utilisent trop de collaborateurs décervelés et n’ayant aucune culture historique, ont une lourde responsabilité dans cet enfermement dans l’ignorance.
A suivre, « La cage de l’Union Européenne et de l’euro».


[1] Economiste et journaliste américain, Paul Craig Roberts est diplômé des universités de Virginie, Berkeley et Oxford ainsi que de l’Institut de Technologie de Géorgie. Il a été sous secrétaire au trésor dans l’administration Reagan au début des années 80 et a reçu la Légion d’Honneur en 1987.
[2] Albert Camus, »L’Homme révolté », 1951, p.205
[3] « La réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs qu'on me montre aujourd'hui pour la première fois ne me semblent pas de vraies fleurs ». Marcel Proust, « A la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann » (1913), I, 2.

[4] Jacques Sapir, « Souveraineté laïcité et histoire », 19 mai 2015.. http://russeurope.hypotheses.org/

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