Dans la première partie de cette série j’ai
présenté les activités de Mikhaïl Khodorkovski jusqu’en décembre 1988, date de
création de la banque MENATEP. Avant d’aller plus loin et de parler de la création
de cette banque et de ses activités, je voudrais revenir sur la situation de la
Russie, juste après la chute de l’Union Soviétique.
La chute de l’URSS, en
décembre 1991, est le résultat d’un processus qui plonge beaucoup plus loin
dans l’histoire de l’Union Soviétique. On la résume souvent à un acte unique,
mais en réalité c’est la conséquence des nombreux dysfonctionnements du système
communiste et des réformes initiées par Mikhaïl Gorbachev, pour corriger ces
dysfonctionnements. Certains historiens russes ont d’ailleurs accordé la
paternité de ces réformes à Youri Andropov, ancien chef du KGB et éphémère
premier secrétaire du parti communiste, avant Gorbatchev. Leur raisonnement est
que seul le directeur du KGB avait une vision de l'état réel du pays, alors que
les vérités désagréables étaient cachées aux dirigeants politiques. Andropov
était donc l'un des rares à avoir pu se rendre compte que l'économie du pays était au bord
de l'implosion et qu'il était urgent de faire quelque chose.
Quoi qu’il en soit, c’est
bien Mikhaïl Gorbachev qui a lancé les réformes. Mais comme ces réformes
arrivaient beaucoup trop tard, la réaction du pays a dépassé ce qui était
imaginé par ses dirigeants et le mouvement à complètement échappé à son
initiateur. Mikhaïl Gorbatchev n’avait absolument pas l’intention de provoquer
la fin de l’URSS, son objectif était plutôt de desserrer l’étau d’hypocrisie
qui enserrait l’Union Soviétique et de relancer l’économie.
La disparition du système
soviétique et le plongeon non préparé du pays dans l’économie de marché sont à
l’origine, pour la jeune Fédération de Russie, d’une période trouble de
décadence économique, politique et sociale qui a duré huit ans environ, et a
laissé des traces durables. Nous remarquerons au passage qu’une très grande partie
de ce qui est reproché par l’occident à Vladimir Poutine n’est que le produit
de cette période dans laquelle il n’a aucune responsabilité et dont les effets
n’ont pas encore totalement disparu, malgré les efforts déployés.
Nous ne nous
intéresserons, pour ce qui concerne les œuvres de Mikhaïl Khodorkovski, qu’aux
privatisations des entreprises et à l’ambiance dans laquelle elles ont eu lieu.
Le grand organisateur de
cette dénationalisation, en sa qualité de président du Comité d'Etat chargé de
la gestion des biens publics, a été Anatoly Tchoubaïs. L’objectif de
l’opération était de distribuer aux citoyens de la nouvelle Russie l’ensemble
des biens qui appartenaient auparavant à l’Etat. Il s’agissait on s’en doute
d’un énorme chantier qu’Anatoly Tchoubaïs a organisé avec l’aide de conseillers
étrangers envoyés principalement par les Etats Unis (Université de Chicago et
Harvard) et l’Europe (programme TACIS).
Le pays et ses habitants
sont passés en un très court laps de temps (quelques mois) d’une économie étatisée
à une économie privatisée sans savoir ce que la nouvelle situation
représentait. On commencé à jouer à un nouveau jeu dont on n'avait pas les
règles. Comment alors punir les tricheurs ? Et d’ailleurs qu’est-ce que c’est
que tricher quand il n’y a pas de règles du jeu ?
En effet, le pays
continuait à vivre sous les lois soviétiques. Ces lois pouvaient éventuellement
être « adaptées » à la situation nouvelle dans la plupart des
domaines, mais dans le domaine économique et commercial les lois anciennes ne
pouvaient servir à réguler le nouveau système. La nouvelle économie s’est donc
installée sans aucune régulation, la loi applicable étant alors la loi du plus
fort. Que faire quand on ne peut assigner un concurrent devant un
tribunal ? Qui lui envoyer quand on ne peut pas lui envoyer un huissier ou
un avocat ? Comment régler les différents concernant la propriété des
entreprises ? Comment condamner les escrocs quand la loi ne définit même
pas l’escroquerie ? Les années 90, après la chute de l’Urss ont été marquées
par une violence qui est allée de nombreuses fois jusqu’au meurtre d’un
concurrent, d’un adversaire ou d’un fonctionnaire trop zélé. Le meurtre a été,
pour certains, un outil parmi d’autres de gestion des entreprises dont ils
avaient pris le contrôle ou d’organisation d’opérations de « fusions et
acquisitions ». N’oublions pas que dans de nombreux cas, les sommes en jeu
étaient énormes, se comptant en milliards de dollars.
Les experts étrangers qui
conseillaient le gouvernement ont su également ne pas se montrer trop
pointilleux sur les méthodes employées. Il m’a été donné de d’interviewer l’un
d’eux dans ces années là. Lorsque je lui ai fait remarquer comment se passait
la privatisation, il a eu cette réaction : « Evidemment nous préfèrerions
que la privatisation se fasse de manière plus civilisée, que les nouveaux
dirigeants se comportent autrement, qu’ils soient des gestionnaires, que de
véritables escrocs ne prennent pas le contrôle d’entreprises importantes, comme
c’est parfois le cas. Mais notre objectif premier est que la privatisation se fasse
le plus rapidement possible. Nous voulons atteindre le plus vite possible une
sorte de "point de non-retour" au delà duquel il n'y aura plus de
possibilité de revenir au système communiste. Ce point sera atteint quand le
groupe des nouveaux dirigeants aura atteint une masse critique qui puisse lui
permettre de résister victorieusement à des tentatives politiques de
renationalisation ultérieures de l’économie. Nous n’avons peut-être pas
beaucoup de temps pour y arriver. » Je n’insisterai pas sur ceux de ces
conseillers étrangers qui ont tiré un profit personnel dans l’opération.
Voilà brossé rapidement
l’arrière plan de l’histoire qui nous intéresse ici. Revenons donc à la
création de la banque MENATEP.
Dans les conditions
décrites plus haut, le système bancaire russe a commencé à se développer de
façon sauvage et sans réel contrôle de l'Etat. Cela a donné lieu à toutes
sortes d'excès à commencer par le nombre d'établissements créés. Avant la crise
de 1998, il y avait, en Russie, un peu plus de 2.200 banques.
Il s'agissait souvent de
« banques de poche » créées par des personnes physiques ou morales
pour abriter une certain nombre d'activités légales et non légales, en
particulier les transferts illégaux vers l'étranger, le blanchiment et la
fraude fiscale. Dans les années 92-96 les transferts illégaux se comptaient
chaque année en centaines de milliards de dollars. Bien que portant sur des
montants moins élevés, ces transferts se sont poursuivis après 2000. Des
établissement étrangers importants ont été mêlés à ces opérations illégales,
comme la Bank of New York[1]
poursuivie par le Service Fédéral des Douanes Russes depuis 2004. Un vice
président de la banque à New York a admis les faits mais la banque rejette
toute responsabilité.
La banque MENATEP
Certaines des banques
créées à la fin des années 80 ou au début des années 90 ont pris une part
active à la privatisation de l'économie, vaste partage entre initiés de la
richesse nationale. C'est le cas, de la banque Menatep.
Nous avons vu dans la
première partie pourquoi Mikhaïl Khodorkovski a trouvé utile de créer sa propre
banque. Il l’a enregistrée le 29 décembre 1988 et elle a reçu début 1989, de la
banque d'Etat la licence numéro 41. Il ne vous aura pas échappé donc que cette
banque privée a été créée en contravention avec les lois du pays qui
interdisait la propriété privée des moyens de production et des banques.
Mikhaïl Gorbachev avait bien lancé sa « perestroïka », qui autorisait
la création de sociétés privées sous certaines conditions, mais la liste des
activités autorisées pour ces nouvelles sociétés privées ne comprenait pas les
activités bancaires.
Une nouvelle preuve de la
puissance des appuis dont bénéficiait Mikhaïl Khodorkovski et de ses contacts
particuliers auprès de la banque d'Etat qui lui venaient de son passage au
Komsomol et des relations que cela impliquait au sein du parti communiste
encore tout puissant à l'époque. Il est évident que ces appuis n’étaient pas
gratuits et les personnes concernées étaient des actionnaires cachés dans les
affaires de leur protégé.
C’est certainement cela
qui a attiré l’attention d’intérêts étrangers sur la personne de ce nouvel
entrepreneur. S’en faire un allié équivalait à bénéficier de la protection des
parrains de l’homme. On ne connaissait pas l’identité de ces parrains mais ils
avaient fait la preuve de leur puissance depuis plusieurs années.
Le nom choisi pour la
banque, « Menatep », est formé des initiales d'une expression russe
signifiant à peu près « Nouvelle Banque Commerciale pour le Progrès Scientifique
et Technologique ». Dans un premier temps, la banque a permis à son
fondateur de financer ses opérations d’importation de biens de consommation. Il
a ensuite fait racheter sa société d'importation par la banque.
Mais assez rapidement et
grâce aux nombreux contacts de Mikhaïl Khodorkovski aux niveaux les plus élevés
du gouvernement et de l’administration, la banque est devenu un intermédiaire
officiel du gouvernement pour le financement des sociétés publiques. Elle tirait
ainsi avantage de l'inorganisation du système bancaire, pour faire travailler à
son profit des sommes énormes qu'elle gardait sur ses comptes, pendant
plusieurs jours, entre le moment où elle les recevait de l’état et celui où
elle les transmettait à leur destinataire. Et de même au retour.
Mikhaïl Khodorkovski a
rapidement amélioré le rendement de cette opérations en changeant les roubles
déposés sur les comptes de la banque en dollars de façon à encaisser non
seulement des intérêts sur ces sommes, mais en plus des profits de change, le
rouble étant, comme nous l’avons déjà vu, dans une tendance baissière
solidement établie. Ces opérations nécessitaient des contacts avec des banques
étrangère, en particulier américaines qui devaient héberger les comptes de
correspondant de « Menatep ». Or, à cette époque, étant donné la
réputation de la Russie et de ses hommes d’affaire aux Etats-Unis, on se
demande comment Mikhaïl Khodorkovski a pu faire pour obtenir si facilement
l’ouverture de ces comptes de correspondants pour « Menatep ». Quels
genres de gages a-t-il dû donner ?
En attendant, sa fortune
grandissait, de même que ses relations aux plus hauts niveaux de
l'administration. C'est ainsi qu'il se trouva au premier rang pour profiter de
la privatisation de l'économie pilotée à partir de 1993 par Anatoly Tchoubaïs.
La première phase de la
privatisation, s'est faite par la distribution à la population de « bons
de privatisation » d'une valeur nominale de 10.000 roubles (ce qui était
une somme très importante à l'époque). « Menatep » a réussi grâce à
un réseau efficace d'intermédiaires à racheter une très grande quantité de ces
bons dans des conditions financières particulièrement favorables. Cela lui a
permis d'investir à bon marché dans divers secteurs industriels comme celui des
matières plastiques, des produits chimiques, du textile ou de la métallurgie.
Grâce à cela, en 1995, Mikhail Khodorkovsky était déjà un des plus riches
entrepreneurs de Russie.
Mais la vraie fortune
devait venir ensuite. Dans la deuxième phase de privatisation, celle dans
laquelle les entreprises étaient vendues aux enchères, l'Etat a fait appel à
divers intermédiaires pour mener les opérations. C'est ainsi que la banque « Menatep »
a été chargée de la privatisation de « Yukos » qui était à ce moment
la deuxième société pétrolière de Russie et la quatrième du monde. Les
directeurs de sociétés pétrolières avaient la réputation de former une caste à
part, très fermée, mais malgré cela, malgré le fait que de nombreuses sociétés
aient fait des offres pour « Yukos », la société a été rachetée par
une entité contrôlée par Mikhail Khodorkovsky, alors que la vente s’est faite
sous la responsabilité de la banque qui appartenait au même Khodorkovski. Les
médias russes ont fait état, à l’époque, d'offres largement supérieures qui ont
été écartées pour des raisons purement administratives. Des journalistes se
sont élevés contre le procédé et contre les résultats de la vente, ce sont eux
qui ont découvert que l’obscure société dont ils n’avaient encore jamais
entendu parler, et qui venait de gagner les enchères, appartenait bien à Mikhaïl
Khodorkovski, mais rien n’y a fait, évidemment. Mikhaïl Khodorkovski et ses
« associés cachés » ont ainsi pu, à la fin de l’année 1995, mettre la
main sur ce fleuron de l’industrie pétrolière russe pour la somme ridiculement
basse de 309 Millions de dollars.
« Menatep » ne
représentait plus alors l’essentiel de la fortune de Mikhaïl Khodorkovski et de
ses associés quand la banque a été sérieusement « secouée » par la crise
de 1998. La maison mère à Moscou n'a pas survécu à la dévaluation du rouble et
au défaut de paiement de l'état et une partie des actifs a été transférée à « Menatep
Saint-Pétersbourg » elle même sauvée de la faillite par diverses
manipulations de Mikhail Khodorkovsky.
Nous verrons dans la
troisième partie ce qu’a été le développement de Yukos et comment l’opération a
servi des intérêts étrangers à la Russie.
(à suivre)
[1] Nous verrons plus loin comment le nom de Mikhaïl
Khodorkovski a été lié à celui de la « Bank of New York » en 1998.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire