mardi 29 décembre 2015

« L’ennemi numéro un de Poutine », 2ième partie


Dans la première partie de cette série j’ai présenté les activités de Mikhaïl Khodorkovski jusqu’en décembre 1988, date de création de la banque MENATEP. Avant d’aller plus loin et de parler de la création de cette banque et de ses activités, je voudrais revenir sur la situation de la Russie, juste après la chute de l’Union Soviétique.
La chute de l’URSS, en décembre 1991, est le résultat d’un processus qui plonge beaucoup plus loin dans l’histoire de l’Union Soviétique. On la résume souvent à un acte unique, mais en réalité c’est la conséquence des nombreux dysfonctionnements du système communiste et des réformes initiées par Mikhaïl Gorbachev, pour corriger ces dysfonctionnements. Certains historiens russes ont d’ailleurs accordé la paternité de ces réformes à Youri Andropov, ancien chef du KGB et éphémère premier secrétaire du parti communiste, avant Gorbatchev. Leur raisonnement est que seul le directeur du KGB avait une vision de l'état réel du pays, alors que les vérités désagréables étaient cachées aux dirigeants politiques. Andropov était donc l'un des rares à avoir pu se rendre compte que l'économie du pays était au bord de l'implosion et qu'il était urgent de faire quelque chose.
Quoi qu’il en soit, c’est bien Mikhaïl Gorbachev qui a lancé les réformes. Mais comme ces réformes arrivaient beaucoup trop tard, la réaction du pays a dépassé ce qui était imaginé par ses dirigeants et le mouvement à complètement échappé à son initiateur. Mikhaïl Gorbatchev n’avait absolument pas l’intention de provoquer la fin de l’URSS, son objectif était plutôt de desserrer l’étau d’hypocrisie qui enserrait l’Union Soviétique et de relancer l’économie.
La disparition du système soviétique et le plongeon non préparé du pays dans l’économie de marché sont à l’origine, pour la jeune Fédération de Russie, d’une période trouble de décadence économique, politique et sociale qui a duré huit ans environ, et a laissé des traces durables. Nous remarquerons au passage qu’une très grande partie de ce qui est reproché par l’occident à Vladimir Poutine n’est que le produit de cette période dans laquelle il n’a aucune responsabilité et dont les effets n’ont pas encore totalement disparu, malgré les efforts déployés.
Nous ne nous intéresserons, pour ce qui concerne les œuvres de Mikhaïl Khodorkovski, qu’aux privatisations des entreprises et à l’ambiance dans laquelle elles ont eu lieu.
Le grand organisateur de cette dénationalisation, en sa qualité de président du Comité d'Etat chargé de la gestion des biens publics, a été Anatoly Tchoubaïs. L’objectif de l’opération était de distribuer aux citoyens de la nouvelle Russie l’ensemble des biens qui appartenaient auparavant à l’Etat. Il s’agissait on s’en doute d’un énorme chantier qu’Anatoly Tchoubaïs a organisé avec l’aide de conseillers étrangers envoyés principalement par les Etats Unis (Université de Chicago et Harvard) et l’Europe (programme TACIS).
Le pays et ses habitants sont passés en un très court laps de temps (quelques mois) d’une économie étatisée à une économie privatisée sans savoir ce que la nouvelle situation représentait. On commencé à jouer à un nouveau jeu dont on n'avait pas les règles. Comment alors punir les tricheurs ? Et d’ailleurs qu’est-ce que c’est que tricher quand il n’y a pas de règles du jeu ?
En effet, le pays continuait à vivre sous les lois soviétiques. Ces lois pouvaient éventuellement être « adaptées » à la situation nouvelle dans la plupart des domaines, mais dans le domaine économique et commercial les lois anciennes ne pouvaient servir à réguler le nouveau système. La nouvelle économie s’est donc installée sans aucune régulation, la loi applicable étant alors la loi du plus fort. Que faire quand on ne peut assigner un concurrent devant un tribunal ? Qui lui envoyer quand on ne peut pas lui envoyer un huissier ou un avocat ? Comment régler les différents concernant la propriété des entreprises ? Comment condamner les escrocs quand la loi ne définit même pas l’escroquerie ? Les années 90, après la chute de l’Urss ont été marquées par une violence qui est allée de nombreuses fois jusqu’au meurtre d’un concurrent, d’un adversaire ou d’un fonctionnaire trop zélé. Le meurtre a été, pour certains, un outil parmi d’autres de gestion des entreprises dont ils avaient pris le contrôle ou d’organisation d’opérations de « fusions et acquisitions ». N’oublions pas que dans de nombreux cas, les sommes en jeu étaient énormes, se comptant en milliards de dollars.
Les experts étrangers qui conseillaient le gouvernement ont su également ne pas se montrer trop pointilleux sur les méthodes employées. Il m’a été donné de d’interviewer l’un d’eux dans ces années là. Lorsque je lui ai fait remarquer comment se passait la privatisation, il a eu cette réaction : « Evidemment nous préfèrerions que la privatisation se fasse de manière plus civilisée, que les nouveaux dirigeants se comportent autrement, qu’ils soient des gestionnaires, que de véritables escrocs ne prennent pas le contrôle d’entreprises importantes, comme c’est parfois le cas. Mais notre objectif premier est que la privatisation se fasse le plus rapidement possible. Nous voulons atteindre le plus vite possible une sorte de "point de non-retour" au delà duquel il n'y aura plus de possibilité de revenir au système communiste. Ce point sera atteint quand le groupe des nouveaux dirigeants aura atteint une masse critique qui puisse lui permettre de résister victorieusement à des tentatives politiques de renationalisation ultérieures de l’économie. Nous n’avons peut-être pas beaucoup de temps pour y arriver. » Je n’insisterai pas sur ceux de ces conseillers étrangers qui ont tiré un profit personnel dans l’opération.
Voilà brossé rapidement l’arrière plan de l’histoire qui nous intéresse ici. Revenons donc à la création de la banque MENATEP.
Dans les conditions décrites plus haut, le système bancaire russe a commencé à se développer de façon sauvage et sans réel contrôle de l'Etat. Cela a donné lieu à toutes sortes d'excès à commencer par le nombre d'établissements créés. Avant la crise de 1998, il y avait, en Russie, un peu plus de 2.200 banques.
Il s'agissait souvent de « banques de poche » créées par des personnes physiques ou morales pour abriter une certain nombre d'activités légales et non légales, en particulier les transferts illégaux vers l'étranger, le blanchiment et la fraude fiscale. Dans les années 92-96 les transferts illégaux se comptaient chaque année en centaines de milliards de dollars. Bien que portant sur des montants moins élevés, ces transferts se sont poursuivis après 2000. Des établissement étrangers importants ont été mêlés à ces opérations illégales, comme la Bank of New York[1] poursuivie par le Service Fédéral des Douanes Russes depuis 2004. Un vice président de la banque à New York a admis les faits mais la banque rejette toute responsabilité.
La banque MENATEP
Certaines des banques créées à la fin des années 80 ou au début des années 90 ont pris une part active à la privatisation de l'économie, vaste partage entre initiés de la richesse nationale. C'est le cas, de la banque Menatep.
Nous avons vu dans la première partie pourquoi Mikhaïl Khodorkovski a trouvé utile de créer sa propre banque. Il l’a enregistrée le 29 décembre 1988 et elle a reçu début 1989, de la banque d'Etat la licence numéro 41. Il ne vous aura pas échappé donc que cette banque privée a été créée en contravention avec les lois du pays qui interdisait la propriété privée des moyens de production et des banques. Mikhaïl Gorbachev avait bien lancé sa « perestroïka », qui autorisait la création de sociétés privées sous certaines conditions, mais la liste des activités autorisées pour ces nouvelles sociétés privées ne comprenait pas les activités bancaires.
Une nouvelle preuve de la puissance des appuis dont bénéficiait Mikhaïl Khodorkovski et de ses contacts particuliers auprès de la banque d'Etat qui lui venaient de son passage au Komsomol et des relations que cela impliquait au sein du parti communiste encore tout puissant à l'époque. Il est évident que ces appuis n’étaient pas gratuits et les personnes concernées étaient des actionnaires cachés dans les affaires de leur protégé.
C’est certainement cela qui a attiré l’attention d’intérêts étrangers sur la personne de ce nouvel entrepreneur. S’en faire un allié équivalait à bénéficier de la protection des parrains de l’homme. On ne connaissait pas l’identité de ces parrains mais ils avaient fait la preuve de leur puissance depuis plusieurs années.
Le nom choisi pour la banque, « Menatep », est formé des initiales d'une expression russe signifiant à peu près « Nouvelle Banque Commerciale pour le Progrès Scientifique et Technologique ». Dans un premier temps, la banque a permis à son fondateur de financer ses opérations d’importation de biens de consommation. Il a ensuite fait racheter sa société d'importation par la banque.
Mais assez rapidement et grâce aux nombreux contacts de Mikhaïl Khodorkovski aux niveaux les plus élevés du gouvernement et de l’administration, la banque est devenu un intermédiaire officiel du gouvernement pour le financement des sociétés publiques. Elle tirait ainsi avantage de l'inorganisation du système bancaire, pour faire travailler à son profit des sommes énormes qu'elle gardait sur ses comptes, pendant plusieurs jours, entre le moment où elle les recevait de l’état et celui où elle les transmettait à leur destinataire. Et de même au retour.
Mikhaïl Khodorkovski a rapidement amélioré le rendement de cette opérations en changeant les roubles déposés sur les comptes de la banque en dollars de façon à encaisser non seulement des intérêts sur ces sommes, mais en plus des profits de change, le rouble étant, comme nous l’avons déjà vu, dans une tendance baissière solidement établie. Ces opérations nécessitaient des contacts avec des banques étrangère, en particulier américaines qui devaient héberger les comptes de correspondant de « Menatep ». Or, à cette époque, étant donné la réputation de la Russie et de ses hommes d’affaire aux Etats-Unis, on se demande comment Mikhaïl Khodorkovski a pu faire pour obtenir si facilement l’ouverture de ces comptes de correspondants pour « Menatep ». Quels genres de gages a-t-il dû donner ?
En attendant, sa fortune grandissait, de même que ses relations aux plus hauts niveaux de l'administration. C'est ainsi qu'il se trouva au premier rang pour profiter de la privatisation de l'économie pilotée à partir de 1993 par Anatoly Tchoubaïs.
La première phase de la privatisation, s'est faite par la distribution à la population de « bons de privatisation » d'une valeur nominale de 10.000 roubles (ce qui était une somme très importante à l'époque). « Menatep » a réussi grâce à un réseau efficace d'intermédiaires à racheter une très grande quantité de ces bons dans des conditions financières particulièrement favorables. Cela lui a permis d'investir à bon marché dans divers secteurs industriels comme celui des matières plastiques, des produits chimiques, du textile ou de la métallurgie. Grâce à cela, en 1995, Mikhail Khodorkovsky était déjà un des plus riches entrepreneurs de Russie.
Mais la vraie fortune devait venir ensuite. Dans la deuxième phase de privatisation, celle dans laquelle les entreprises étaient vendues aux enchères, l'Etat a fait appel à divers intermédiaires pour mener les opérations. C'est ainsi que la banque « Menatep » a été chargée de la privatisation de « Yukos » qui était à ce moment la deuxième société pétrolière de Russie et la quatrième du monde. Les directeurs de sociétés pétrolières avaient la réputation de former une caste à part, très fermée, mais malgré cela, malgré le fait que de nombreuses sociétés aient fait des offres pour « Yukos », la société a été rachetée par une entité contrôlée par Mikhail Khodorkovsky, alors que la vente s’est faite sous la responsabilité de la banque qui appartenait au même Khodorkovski. Les médias russes ont fait état, à l’époque, d'offres largement supérieures qui ont été écartées pour des raisons purement administratives. Des journalistes se sont élevés contre le procédé et contre les résultats de la vente, ce sont eux qui ont découvert que l’obscure société dont ils n’avaient encore jamais entendu parler, et qui venait de gagner les enchères, appartenait bien à Mikhaïl Khodorkovski, mais rien n’y a fait, évidemment. Mikhaïl Khodorkovski et ses « associés cachés » ont ainsi pu, à la fin de l’année 1995, mettre la main sur ce fleuron de l’industrie pétrolière russe pour la somme ridiculement basse de 309 Millions de dollars.
« Menatep » ne représentait plus alors l’essentiel de la fortune de Mikhaïl Khodorkovski et de ses associés quand la banque a été sérieusement « secouée » par la crise de 1998. La maison mère à Moscou n'a pas survécu à la dévaluation du rouble et au défaut de paiement de l'état et une partie des actifs a été transférée à « Menatep Saint-Pétersbourg » elle même sauvée de la faillite par diverses manipulations de Mikhail Khodorkovsky.
Nous verrons dans la troisième partie ce qu’a été le développement de Yukos et comment l’opération a servi des intérêts étrangers à la Russie.
(à suivre)




[1] Nous verrons plus loin comment le nom de Mikhaïl Khodorkovski a été lié à celui de la « Bank of New York » en 1998.

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