Les luttes politiques en
Ukraine se doublent maintenant, comme c’était prévisible, de luttes
économiques. Maïdan qui devait apporter au peuple ukrainien la démocratie et la
« prospérité européenne » n’aura finalement été qu’un immense jeu de
chaises musicales.
Les premiers manifestants
voulaient se débarrasser des oligarques qui les gouvernaient et de la
corruption quasi généralisée dans les milieux politiques. Pour finir, ils ont
échangé les oligarques au pouvoir contre d’autres oligarques et la corruption
n’a pas disparu, ce sont simplement les circuits qui ont changé. La grande
oubliée dans l’affaire a été, bien entendu, la démocratie. On avait oublié
d’expliquer aux Ukrainiens que les dirigeants de l’Union Européenne avaient une
vision très édulcorée de la démocratie[1].
Jusqu’à présent, les
changements s’étaient fait dans la coulisse, sans éclats publics. Cela vient de
changer. Le président Poroshenko a remplacé le directeur général de la société Ukrtransnafta, société d’état qui est propriétaire des
oléoducs ukrainiens. Le directeur
précédent était un homme d’Igor Kolomoïski, le nouveau directeur est un homme
de Piotr Poroshenko. Quelle différence cela fait-il me direz-vous puisque de
toute façon il s’agit d’une société d’état ? Cela fait en réalité une
grande différence à cause des pratiques du pays[2].
Le directeur général peut négocier des tarifs préférentiels avec ses
« patrons » ce qui permet de détourner une part importante des
bénéfices, il peut également décider qui a accès au réseau et qui n’y a pas
accès. La société pétrolière russe Lukoil en sait quelque chose qui a du fermer
une de ses raffineries à cause de cela.
Ainsi donc, le
gouvernement a décidé que ce ne seraient plus les mêmes qui profiteraient de la
situation. Jeudi le parlement a passé une loi permettant aux autorités de
reprendre le contrôle de ces sociétés[3].
Il a nommé un nouveau directeur général qui a été installé par les forces de
police car son prédécesseur ne voulait pas céder la place. Le soir même, Igor
Kolomoïski s’invitait dans les locaux avec quelques hommes de main qui
défoncèrent la porte pour entrer. Il s’agissait selon lui, de
« consulter » des documents relatifs au changement de direction.
Selon le site ukrainien Ukraïnskaya
Pravda[4]
(http://www.pravda.com.ua/) le ministre
de l’énergie, Vladimir
Demchishin était sur place et c’est lui qui a pris la décision de ne pas faire
appel à la police pendant le raid de Kolomoïski. Ce dernier aurait, paraît-il,
toujours selon ce site d’information très populaire en Ukraine, menacé de se
déplacer à Kiev avec deux mille de ses volontaires pour faire valoir ses droits
sur cette société, mais aussi sur Ukrnafta, une autre société pétrolière d’état
dans laquelle il est actionnaire minoritaire, mais dont il contrôle la
direction.
Jusqu’à présent, la
plupart des oligarques ukrainiens avaient fait profil bas. Leurs engagements
politiques ne leur servaient qu’à protéger leurs intérêts financiers. Il y
avait eu quelques luttes publiques, quelques meurtres, mais l’intérêt de tous
était évidemment de maintenir un calme propice aux affaires. Le seul oligarque
d’importance qui ait été éliminé du jeu politique a été Pavlo Lazarenko.
Après avoir commencé sa
carrière politique comme gouverneur de la région de Dniepropetrovsk, il est
devenu premier ministre de Leonid Kutchma. A cette période, la société
« United Energy System of Ukraine, » (YESU) a connu un développement
extrêmement rapide pour devenir le plus grand groupe industriel et financier
d’Ukraine. Lazarenko était considéré comme le plus riche oligarque de la région
de Dniepropetrovsk et un actionnaire caché de cette société. La position de
Lazarenko l’a mis en conflit avec un certain nombre de puissants intérêts et est
même allé jusqu’à le faire considérer comme un danger par le président Kutchma.
Il a été accusé de corruption, détournement de fonds publics et transferts
illégaux à l’étranger. Le parlement ukrainien a suspendu son immunité
parlementaire en 1999. Lazarenko a réussit à s’enfuir pour être arrêté aux
Etats-Unis et accusé de blanchiment d’argent. Un tribunal de San Francisco l’a
condamné en 2006 à neuf ans d’emprisonnement.
Cela a sonné le glas de
la société YESU qui a été sortie du marché du gaz pour être ensuite rachetée
par morceaux par les anciens concurrents de Lazarenko. On notera au passage que
Youlia Timoshenko s’est lancée dans la politique et les affaires au côté de
Lazarenko, comme directrice de YESU de 1995 à 1997.
Mais depuis cette
affaire, aucun oligarque d’un tel niveau n’avait subit ce sort. Est-ce ce qui
se prépare pour Igor Kolomoïski ? Les temps ont changé et Kolomoïski
dispose de quelques arguments dont ne disposait pas Lazarenko. Dans le domaine
politique, nommé gouverneur de Dniepropetrovsk avant l’élection de Poroshenko, il
est toujours considéré comme l’homme qui a empêché la région de Dniepropetrovsk
de faire sécession. Son collègue de Donetsk, Serguei Taruta n’a pas eu le même
succès.
C’est un des plus riches
oligarques d’Ukraine. Sa fortune est estimée, suivant les sources entre 1,3 et
3 milliards de dollars. La différence s’explique par l’opacité dont les
oligarques entourent leurs affaires. Il est à la tête de la plus grande banque
d’Ukraine, Privat Bank[5]
et contrôle quatre chaînes de télévision dont deux ayant une couverture
nationale.
Mais surtout, il a su
nouer des liens avec les partis nationalistes dont il est un bailleur de fonds
et il a organisé un bataillon militaire, Azov, qui bien que faisant partie des
forces de sécurité du pays, n’obéira vraisemblablement qu’à celui qui assure
les soldes mensuelles et l’équipement. Dans un pays en guerre civile, c’est un
argument de grand poids.
Piotr Poroshenko se
sent-il tout à coup assez fort pour s’attaquer à un adversaire de cette taille ?
Son utilisation du double discours, un quand il est à l’étranger et négocie à
Minsk et un autre quand il rentre en Ukraine ne le laisse pourtant pas
supposer. Ses sponsors étrangers l’ont-ils convaincu qu’il devait lutter
sérieusement contre la corruption pour continuer à recevoir l’aide du
FMI ?
Une chose semble acquise,
c’est qu’aucun oligarque n’est intéressé par l’introduction des standards de
concurrence libre et équitable, car cela signifierait un changement complet de
nature de leurs activités. D’autre part, les parrains américains de la
révolution ukrainienne ne sont pas gênés par ce genre de pratiques. On l’a vu
une première fois quand ils ont soutenu le régime de Boris Eltsine en Russie
dans les années 90.
Une occasion a été perdue
il y a environ un an. Les populations de l’Est de l’Ukraine auraient peut-être
pu se joindre à celles de l’Ouest dans un mouvement commun contre l’oligarchie
et la corruption. Mais une issue plus ou moins pacifique de ce genre ne faisait
pas les affaires du département d’état américain. Ainsi, l’exaltation du
nationalisme ukrainien, la place donnée aux mouvements d’extrême droite comme
Pravyi Sector ont joué un rôle de repoussoir pour les russophones du Donbass,
alors que les partisans de l’ancien président Ianoukovich, de leur côté
agitaient l’épouvantail de la menace fasciste.
La lutte des oligarques
est une nouvelle péripétie de la lente descente aux enfers d’un pays qui a
succombé aux sirènes cyniques de l’Union Européenne et des Etats-Unis.
[1] Se
référer, par exemple aux déclarations de Jean-Claude Junker à propos de la
Grèce : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les
traités européens ». Pour les
Français, souvenons nous de 2005 !
[2] Pratiques
que j’ai pu observer dans la Russie de Eltsine des années 90 sous
« protectorat » des conseillers américains
[3] Cette loi, en particulier,
abaisse le quorum requis pour la validation des votes dans les réunions de sociétés
dont l’état est actionnaire
[4] Ce portail n’aurait pas, selon
une étude de Slawomir Matuszak du «Center for Eastern Sutides » de
Varsovie de lien avec le milieu des affaires tout puissant dans les médias
ukrainien (« The influence of business groups on Ukrainian
politics »)
[5] On apprenait samedi que
Kolomoïski avait fait bloquer les comtes de Piotr Poroshenko dans cette banque!
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