dimanche 22 mars 2015

Les oligarques ukrainiens se font la guerre


Les luttes politiques en Ukraine se doublent maintenant, comme c’était prévisible, de luttes économiques. Maïdan qui devait apporter au peuple ukrainien la démocratie et la « prospérité européenne » n’aura finalement été qu’un immense jeu de chaises musicales.
Les premiers manifestants voulaient se débarrasser des oligarques qui les gouvernaient et de la corruption quasi généralisée dans les milieux politiques. Pour finir, ils ont échangé les oligarques au pouvoir contre d’autres oligarques et la corruption n’a pas disparu, ce sont simplement les circuits qui ont changé. La grande oubliée dans l’affaire a été, bien entendu, la démocratie. On avait oublié d’expliquer aux Ukrainiens que les dirigeants de l’Union Européenne avaient une vision très édulcorée de la démocratie[1].
Jusqu’à présent, les changements s’étaient fait dans la coulisse, sans éclats publics. Cela vient de changer. Le président Poroshenko a remplacé le directeur général de la société Ukrtransnafta, société d’état qui est propriétaire des oléoducs ukrainiens. Le directeur précédent était un homme d’Igor Kolomoïski, le nouveau directeur est un homme de Piotr Poroshenko. Quelle différence cela fait-il me direz-vous puisque de toute façon il s’agit d’une société d’état ? Cela fait en réalité une grande différence à cause des pratiques du pays[2]. Le directeur général peut négocier des tarifs préférentiels avec ses « patrons » ce qui permet de détourner une part importante des bénéfices, il peut également décider qui a accès au réseau et qui n’y a pas accès. La société pétrolière russe Lukoil en sait quelque chose qui a du fermer une de ses raffineries à cause de cela.
Ainsi donc, le gouvernement a décidé que ce ne seraient plus les mêmes qui profiteraient de la situation. Jeudi le parlement a passé une loi permettant aux autorités de reprendre le contrôle de ces sociétés[3]. Il a nommé un nouveau directeur général qui a été installé par les forces de police car son prédécesseur ne voulait pas céder la place. Le soir même, Igor Kolomoïski s’invitait dans les locaux avec quelques hommes de main qui défoncèrent la porte pour entrer. Il s’agissait selon lui, de « consulter » des documents relatifs au changement de direction.
Selon le site ukrainien Ukraïnskaya Pravda[4] (http://www.pravda.com.ua/) le ministre de l’énergie, Vladimir Demchishin était sur place et c’est lui qui a pris la décision de ne pas faire appel à la police pendant le raid de Kolomoïski. Ce dernier aurait, paraît-il, toujours selon ce site d’information très populaire en Ukraine, menacé de se déplacer à Kiev avec deux mille de ses volontaires pour faire valoir ses droits sur cette société, mais aussi sur Ukrnafta, une autre société pétrolière d’état dans laquelle il est actionnaire minoritaire, mais dont il contrôle la direction.
Jusqu’à présent, la plupart des oligarques ukrainiens avaient fait profil bas. Leurs engagements politiques ne leur servaient qu’à protéger leurs intérêts financiers. Il y avait eu quelques luttes publiques, quelques meurtres, mais l’intérêt de tous était évidemment de maintenir un calme propice aux affaires. Le seul oligarque d’importance qui ait été éliminé du jeu politique a été Pavlo Lazarenko.
Après avoir commencé sa carrière politique comme gouverneur de la région de Dniepropetrovsk, il est devenu premier ministre de Leonid Kutchma. A cette période, la société « United Energy System of Ukraine, » (YESU) a connu un développement extrêmement rapide pour devenir le plus grand groupe industriel et financier d’Ukraine. Lazarenko était considéré comme le plus riche oligarque de la région de Dniepropetrovsk et un actionnaire caché de cette société. La position de Lazarenko l’a mis en conflit avec un certain nombre de puissants intérêts et est même allé jusqu’à le faire considérer comme un danger par le président Kutchma. Il a été accusé de corruption, détournement de fonds publics et transferts illégaux à l’étranger. Le parlement ukrainien a suspendu son immunité parlementaire en 1999. Lazarenko a réussit à s’enfuir pour être arrêté aux Etats-Unis et accusé de blanchiment d’argent. Un tribunal de San Francisco l’a condamné en 2006 à neuf ans d’emprisonnement.
Cela a sonné le glas de la société YESU qui a été sortie du marché du gaz pour être ensuite rachetée par morceaux par les anciens concurrents de Lazarenko. On notera au passage que Youlia Timoshenko s’est lancée dans la politique et les affaires au côté de Lazarenko, comme directrice de YESU de 1995 à 1997.
Mais depuis cette affaire, aucun oligarque d’un tel niveau n’avait subit ce sort. Est-ce ce qui se prépare pour Igor Kolomoïski ? Les temps ont changé et Kolomoïski dispose de quelques arguments dont ne disposait pas Lazarenko. Dans le domaine politique, nommé gouverneur de Dniepropetrovsk avant l’élection de Poroshenko, il est toujours considéré comme l’homme qui a empêché la région de Dniepropetrovsk de faire sécession. Son collègue de Donetsk, Serguei Taruta n’a pas eu le même succès.
C’est un des plus riches oligarques d’Ukraine. Sa fortune est estimée, suivant les sources entre 1,3 et 3 milliards de dollars. La différence s’explique par l’opacité dont les oligarques entourent leurs affaires. Il est à la tête de la plus grande banque d’Ukraine, Privat Bank[5] et contrôle quatre chaînes de télévision dont deux ayant une couverture nationale.
Mais surtout, il a su nouer des liens avec les partis nationalistes dont il est un bailleur de fonds et il a organisé un bataillon militaire, Azov, qui bien que faisant partie des forces de sécurité du pays, n’obéira vraisemblablement qu’à celui qui assure les soldes mensuelles et l’équipement. Dans un pays en guerre civile, c’est un argument de grand poids.
Piotr Poroshenko se sent-il tout à coup assez fort pour s’attaquer à un adversaire de cette taille ? Son utilisation du double discours, un quand il est à l’étranger et négocie à Minsk et un autre quand il rentre en Ukraine ne le laisse pourtant pas supposer. Ses sponsors étrangers l’ont-ils convaincu qu’il devait lutter sérieusement contre la corruption pour continuer à recevoir l’aide du FMI ?
Une chose semble acquise, c’est qu’aucun oligarque n’est intéressé par l’introduction des standards de concurrence libre et équitable, car cela signifierait un changement complet de nature de leurs activités. D’autre part, les parrains américains de la révolution ukrainienne ne sont pas gênés par ce genre de pratiques. On l’a vu une première fois quand ils ont soutenu le régime de Boris Eltsine en Russie dans les années 90.
Une occasion a été perdue il y a environ un an. Les populations de l’Est de l’Ukraine auraient peut-être pu se joindre à celles de l’Ouest dans un mouvement commun contre l’oligarchie et la corruption. Mais une issue plus ou moins pacifique de ce genre ne faisait pas les affaires du département d’état américain. Ainsi, l’exaltation du nationalisme ukrainien, la place donnée aux mouvements d’extrême droite comme Pravyi Sector ont joué un rôle de repoussoir pour les russophones du Donbass, alors que les partisans de l’ancien président Ianoukovich, de leur côté agitaient l’épouvantail de la menace fasciste.
La lutte des oligarques est une nouvelle péripétie de la lente descente aux enfers d’un pays qui a succombé aux sirènes cyniques de l’Union Européenne et des Etats-Unis.


[1] Se référer, par exemple aux déclarations de Jean-Claude Junker à propos de la Grèce : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Pour les Français, souvenons nous de 2005 !
[2] Pratiques que j’ai pu observer dans la Russie de Eltsine des années 90 sous « protectorat » des conseillers américains
[3] Cette loi, en particulier, abaisse le quorum requis pour la validation des votes dans les réunions de sociétés dont l’état est actionnaire
[4] Ce portail n’aurait pas, selon une étude de Slawomir Matuszak du «Center for Eastern Sutides » de Varsovie de lien avec le milieu des affaires tout puissant dans les médias ukrainien (« The influence of business groups on Ukrainian politics »)
[5] On apprenait samedi que Kolomoïski avait fait bloquer les comtes de Piotr Poroshenko dans cette banque!

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire