Dans les deux premières parties de cette série
d’articles, j’ai présenté l’homme Mikhaïl Khodorkovski et sa première grande
entreprise, la banque « Menatep ». Nous avons vu comment il a pu,
grâce à ses relations mettre la main fin 95 sur la société pétrolière Yukos.
Voyons maintenant ce qui
s’est passé pour « l’homme le plus riche de Russie » de 1995 à 2003. En
1995, la privatisation des entreprises n’était pas terminée. Restaient encore à
privatiser les fleurons de l’économie soviétique. Ce sera bientôt chose faite
par l’intermédiaire d’un prêt accordé à l’état par un groupe de sept oligarques
qui ont obtenu en garantie de ce prêt les actions de ces dernières sociétés.
Dès le départ, tout le monde savait que l’état russe ne serait pas en position
de rembourser à l’échéance fixée à douze mois. Le prêt a donc servi de prétexte
au transfert des actions de ces sociétés.
Mais un problème s’est
posé juste après la mise en place du prêt qui courait de septembre 95 à septembre
96 : des élections. Un détail en somme, les élections législatives,
d’abord, en décembre 1995, puis l’élection présidentielle en juin 1996. L’élection
présidentielle de 1996 a été la dernière étape de la prise de pouvoir par les
oligarques russes. Qu’on en juge.
Les élections
législatives avaient produit, en décembre 95, des résultats de nature à
inquiéter sérieusement les nouveaux maîtres de la Russie. La liste du Parti
Communiste arrivait en première place avec 22,30% de voix. Les médias commencèrent
à parler de la revanche des Communistes à l'élection présidentielle qui devait
avoir lieu l'année suivante.
En février 1996, à moins
de six mois des nouvelles élections présidentielles la cote du président
Eltsine était au plus bas. Avec l'effondrement de l'économie russe, la guerre
de Tchétchénie, les scandales de la privatisation qui étaient évidemment connus
de la population, les sondages lui donnaient environ 6% des intentions de vote.
Son concurrent direct, le communiste Guennady Zhouganov, lui, était crédité de
plus de 18% des intentions de vote. Son succès semblait assuré.
Mais, au Kremlin, un
homme tirait les ficelles dans l'ombre: Boris Berezovsky. Il fit appel aux
financiers qui avaient déjà participé au sauvetage de l'Etat eltsinnien
quelques mois plus tôt. En mars 1996, il organisa une réunion au Kremlin à
laquelle participaient outre les proches collaborateurs du président (dont
Anatoly Tchoubaïs), Mikhaïl Fridman, Vladimir Goussinsky, Mikhaïl Khodorkovsky,
Vladimir Potanine, Alexandre Smoliensky, Vladimir Vinogradov et lui-même, bien
entendu.
Boris Eltsine leur
demanda leur aide pour financer sa campagne électorale. Ils n'avaient pas
vraiment le choix. Il s'agissait pour eux, avant tout, de sauver leur situation
personnelle et de tirer profit de l'opération de prêt qui n'avait pas encore
été dénouée et qui serait certainement remise en cause par un nouveau président
communiste. Ils participèrent donc largement au financement de la campagne du
président candidat. Mais plus encore, ils mirent à sa disposition les médias
qu'ils contrôlaient et qui étaient les plus puissants du pays. Vladimir
Goussinsky était le propriétaire du groupe NTV qui comptait la première chaîne
de télévision privée et des magazines. Boris Berezovsky était l'actionnaire principal
de la première chaîne de télévision, la seule qui avait une couverture
nationale. Il était également propriétaire du groupe de presse Kommersant. La
campagne, dirigée par Anatoly Tchoubaïs, a été orchestrée sur le thème :
"Boris Eltsine ou le retour au chaos". Au premier tour, les deux
candidats arrivés en tête étaient Boris Eltsine (35,28% des suffrages) et
Guennady Zhouganov (32,03%). Au second tour, Eltsine l'emportait avec 53,72%
des voix. Il bénéficiait d’un accord avec le Général Alexandre Lebed, candidat
arrivé troisième au premier tour avec 14,7% des voix.
Au lendemain de la
victoire orchestrée par Anatoly Tchoubaïs, ce dernier était nommé à la tête de
l'administration présidentielle, l'organisme le plus puissant politiquement de
Russie à l'époque. En octobre, Boris Berezovsky était nommé vice secrétaire du
Conseil de Sécurité Nationale.
Après cette réélection,
le pouvoir de Boris Berezovsky et des oligarques semblera ne plus connaître de
limites, ce qui achèvera de dégoûter la population de ses dirigeants. Le
sentiment de puissance et d'impunité atteindra un tel niveau que Boris
Berezovsky déclarera sans aucune gêne dans une interview au "Financial
Times" en novembre 1996 que "plus de la moitié de l'économie de la
Russie est contrôlée par sept financiers, qui ont financé la campagne
électorale de Boris Eltsine".
Mais, même si
effectivement les oligarques croyaient contrôler l’économie russe et le
gouvernement, un vieux réflexe leur venant d’expériences soviétiques les
empêchait de croire tout à fait à la réalité de leur puissance et de leurs
fortunes. Ils craignaient toujours que quelque chose ne se passe qui les
priverait de leurs avoirs dont l’état reprendrait possession. Le sentiment
d’avoir acquis ces richesses dans des conditions « discutables »
devait certainement renforcer cette sensation. C’est la raison pour laquelle
ils ont tous procédé à des « exportations » de capitaux. Les sorties
de capitaux de Russie à cette époque se comptaient en centaines de milliards de
dollars. Ce faisant, ils se mettaient entre les mains d’intérêts politiques
étrangers dont ils ne mesuraient certainement pas à l’époque la puissance.
Mikhaïl Khodorkovski ne
faisait pas exception à cette règle. En 1998, Khodorkovski a été poursuivi
devant un tribunal américain sous les accusations de complicité de blanchiment
d’argent sale, au sein de sa propre banque, Menatep et à la « Bank of New-York
». Visiblement, il avait des amis très influents aux USA car il sera acquitté.
Quelques mois plus tard, le directeur de la « Bank of New-York » était
assassiné dans son appartement de Monaco par les membres d’une soi-disant,
selon les bruits qui ont couru à l’époque, « mafia russe » qu’il aurait trompée
dans le scénario du blanchiment d’argent provenant de la drogue.
En Russie, Mikhaïl
Khodorkovski comme ses « collègues », s’est mis en tête d’étendre son
empire. Les principaux oligarques ne s’étaient pas retrouvés à leur place parce
qu’ils étaient de brillants gestionnaires d’entreprise. Pour la plupart ils
avaient simplement, pour reprendre une citation de Mikhaïl Prokhorov (ex
copropriétaire de Norilsk Nikel) « … eu la chance de se trouver au bon
endroit au bon moment. » Ils se sont donc lancés dans des opérations de
rachat de concurrents comme dans une sorte de gigantesque Monopoly. Ces rachats
ne se faisaient évidemment pas toujours de façon « classique ». La
corruption, corruption de fonctionnaires en particulier faisait partie des
méthodes les plus courantes de même que la violence de temps en temps. La liste
est longue de chefs d’entreprises qui ont été tués dans des conditions peu
souvent élucidées dans les années 90. Les Moscovites avaient d’ailleurs une
expression quand on leur parlait d’un nouvel homme d’affaire assassiné, ils
disaient : « Encore un qui a oublié de partager ».
A une époque où les
fonctionnaires, de même que les employés des sociétés d'état (il fut un temps
où les employés de sociétés d'état soviétique ne savaient plus à qui
appartenait leur société) ne recevaient plus leurs salaires que de façon
épisodique, beaucoup ont cédé à la tentation, d'autant que refuser pouvait
signifier risquer sa vie. Et risquer sa vie pour quoi, pour quel pays, pour
quel idéal ?
A la fin des années 90,
Mikhaïl Khodorkovski était donc en conflit avec le maire de Nefteyugansk, le
premier maire de la ville élu au suffrage populaire, Vladimir Petukhov. L’enjeu
du conflit était le contrôle de la société pétrolière Yuganskneftegaz. Petukhov
a réussi à tenir tête au patron de Yukos qui voulait privatiser l’entreprise,
allant jusqu’à envoyer une lettre à Boris Eltsine pour dénoncer les agissements
de Mikhaïl Khodorkovski, le non paiement des impôts par Yukos et demandant la
mise à pied de plusieurs hauts fonctionnaires locaux achetés par Yukos.
La position de Yukos qui
était à la fois l’employeur numéro un et le premier contribuable de la ville
était devenue extrêmement délicate. Sous la pression de ses administrateurs
étrangers, Yukos cherchait à transférer à la ville les responsabilités sociales
qui, dans le système soviétique, revenaient à l’entreprise. D’où les
revendications de la mairie en matière d’impôts.
La lutte a duré jusqu’au
26 juin 1998, quand Vladimir Petukhov a été abattu alors qu’il rentrait chez
lui à pied. Son garde du corps a été grièvement blessé.
Il me semble évident que
Mikhaïl Khodorkovski n’a évidemment pas participé à la fusillade, mais aussi
qu’il n’a pas donné l’ordre de tuer son rival. Il est trop intelligent pour
faire cela de cette façon, sachant que les soupçons pèseraient immédiatement sur
lui du fait de la lutte pour le contrôle de Yuganskneftegaz. D’ailleurs, plusieurs
sources citées par « BNE Intellinews » (http://www.intellinews.com/) ont
rapporté qu’il avait été particulièrement contrarié quand on lui avait annoncé
la nouvelle, alors qu’il fêtait son 35ième anniversaire à Moscou.
Il n’en reste pas moins
que le chef de la sécurité de la société Yukos, Alexeï Pitchugin a été condamné
à perpétuité pour l’organisation sur le terrain de ce meurtre, ainsi que de
celui d’autres personnes qui s’étaient dressées sur le chemin de son patron, alors
que le vice président de Yukos, Leonid Nevzlin qui s’est réfugié en Israël a
été condamné par contumace pour la coordination des opérations. Dans une société
où le président contrôlait à peu près tout, ce genre de décision ne pouvait lui
être complètement étrangère. Mikhaïl Khodorkovski devait au minimum savoir
qu’existait au sein de Yukos une « équipe action » qui s’occupait des
adversaires trop virulents de leur patron, ce qui, en droit, faisait de lui un
complice.
Dans un article daté du
27 juin 1998, le quotidien moscovite « The Moscow Times » rapportait
le meurtre, de Vladimir Petukhov, expliquant que le maire de Nefteyugansk,
ville autour de laquelle la société Yukos avait de nombreux puits d’extraction,
avait été tué de plusieurs balles dans la poitrine et à la tête et que son
garde du corps avait été grièvement blessé. Il décrivait également l’émotion
causée dans la ville et les manifestations qui ont suivi le meurtre. Puis le
journaliste se lançait dans une critique du maire et de ses activités privées
ainsi que de celles de sa femme, sans doute pour éloigner les lecteurs de la
piste Yukos, ou tout au moins en ouvrir d’autres. Il terminait sur les
déclarations de Natalya Mandrova, porte parole de Yukos qui, évidemment,
rejetait la responsabilité de ce meurtre et contestait les affirmations du
maire à propos du non paiement d’une partie importante des impôts dus.
La veuve de Vladimir
Petukhov, Farida Islamova, ne partageait pas cet avis et elle a écrit un livre dont
la version anglaise a été lancée à Prague en juin dernier, dans lequel elle
accuse Mikhaïl Khodorkovski d’être le responsable du meurtre de son mari. Elle
a renouvelé l’accusation pendant la cérémonie de lancement du livre.
La justice russe au début
des années 2000 a décidé de ne pas poursuivre Mikhaïl Khodorkovski sur ces
chefs d’accusation. En revanche, elle a retenu le chef de fraude fiscale à
grande échelle. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que Yukos et donc son
patron et copropriétaire sont coupables de fraude fiscale. La seule question
qui me semble légitime à ce sujet est plutôt : pourquoi seulement Mikhaïl
Khodorkovski et pas les autres oligarques et chef d’entreprises privatisées qui
ont tous pratiqué la fraude fiscale dans les années 90 ?
La raison est qu’il
fallait absolument stopper les activités de l’homme le plus riche de Russie sur
des motifs qui ne risquent pas de trop détériorer les relations de la Russie
avec l’Occident. Il a été condamné pour des délits qu’il a effectivement commis
mais en raison de manœuvres beaucoup plus dangereuses pour le pays.
Pendant toutes les années
90 ou presque, Mikhaïl Khodorkovski a tissé un réseau de relations dans les
milieux dirigeants américains. Il a, par exemple, créé en 2001, un fonds qu’il
a appelé « Russie Ouverte », sur le modèle du célèbre fonds
« Open Society » (Société Ouverte) du milliardaire Georges Soros, et a
invité au conseil de ce fonds des personnalités comme Henry Kissinger et Lord
Jacob Rothschild. L’objet de ce fonds était de promouvoir la démocratie en
Russie. Le simple nom de ces deux membres montre sans équivoque de quelle type
de démocratie il s’agit.
Mikhaïl Khodorkovski
était en effet très entouré par les autorités américaines qui le considéraient
comme un allié dans la place. Non pas un espion, dans sa position ce n’était
pas possible, mais un héraut des idées néolibérales. Ses moyens financiers lui
ouvraient toute sortes de tribunes desquelles répandre les idées chères aux
dirigeants américains et ainsi, espéraient-ils affaiblir le pouvoir de Vladimir
Poutine et la Russie en général. Pas besoin de payer ce genre d’alliés, il
suffit de l’entourer d’honneurs divers comme le faire recevoir par des
personnalités du monde des affaires et de la politique américain.
Mikhaïl Khodorkovski a
ainsi été coopté au Conseil Consultatif du « Carlyle Group », une
société américaine très fermée de gestion d’actifs financiers, qui déclarait
dans son dernier rapport annuel un montant de 150 milliards de dollars d’actifs
en gestion. Le Conseil Consultatif d’une telle société est composé de
« personnalités de poids », comme Georges Bush Sr., ou James Baker. Y
entrer est évidemment une incroyable marque de reconnaissance pour un dirigeant
issu d’une privatisation plus que douteuse et en mal de respectabilité. Même
les gens intelligents sont manipulables quand ils laissent, pour un temps, leur
égo à la manœuvre.
« On »
attendait de lui, en retour, une fidélité sans faille à la doxa néo libérale.
Il avait donc, à ce moment, coupé les ponts avec son pays d’origine qui lui,
sous la direction de Vladimir Poutine commençait à chercher une troisième voie
entre le communisme qui avait échoué et le libéralisme qui déjà commençait à
montrer ses limites.
Jusque là, les écarts de
l’oligarque russe, vis à vis de son pays étaient surtout formels. Mais, et
c’est cela qui lui a valu les poursuites judiciaires, il préparait LA grande
trahison, celle qui allait lui valoir dix ans de prison. (à suivre)
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