lundi 18 janvier 2016

"L’ennemi numéro un" de Poutine - 3ième partie


Dans les deux premières parties de cette série d’articles, j’ai présenté l’homme Mikhaïl Khodorkovski et sa première grande entreprise, la banque « Menatep ». Nous avons vu comment il a pu, grâce à ses relations mettre la main fin 95 sur la société pétrolière Yukos.
Voyons maintenant ce qui s’est passé pour « l’homme le plus riche de Russie » de 1995 à 2003. En 1995, la privatisation des entreprises n’était pas terminée. Restaient encore à privatiser les fleurons de l’économie soviétique. Ce sera bientôt chose faite par l’intermédiaire d’un prêt accordé à l’état par un groupe de sept oligarques qui ont obtenu en garantie de ce prêt les actions de ces dernières sociétés. Dès le départ, tout le monde savait que l’état russe ne serait pas en position de rembourser à l’échéance fixée à douze mois. Le prêt a donc servi de prétexte au transfert des actions de ces sociétés.
Mais un problème s’est posé juste après la mise en place du prêt qui courait de septembre 95 à septembre 96 : des élections. Un détail en somme, les élections législatives, d’abord, en décembre 1995, puis l’élection présidentielle en juin 1996. L’élection présidentielle de 1996 a été la dernière étape de la prise de pouvoir par les oligarques russes. Qu’on en juge.
Les élections législatives avaient produit, en décembre 95, des résultats de nature à inquiéter sérieusement les nouveaux maîtres de la Russie. La liste du Parti Communiste arrivait en première place avec 22,30% de voix. Les médias commencèrent à parler de la revanche des Communistes à l'élection présidentielle qui devait avoir lieu l'année suivante.
En février 1996, à moins de six mois des nouvelles élections présidentielles la cote du président Eltsine était au plus bas. Avec l'effondrement de l'économie russe, la guerre de Tchétchénie, les scandales de la privatisation qui étaient évidemment connus de la population, les sondages lui donnaient environ 6% des intentions de vote. Son concurrent direct, le communiste Guennady Zhouganov, lui, était crédité de plus de 18% des intentions de vote. Son succès semblait assuré.
Mais, au Kremlin, un homme tirait les ficelles dans l'ombre: Boris Berezovsky. Il fit appel aux financiers qui avaient déjà participé au sauvetage de l'Etat eltsinnien quelques mois plus tôt. En mars 1996, il organisa une réunion au Kremlin à laquelle participaient outre les proches collaborateurs du président (dont Anatoly Tchoubaïs), Mikhaïl Fridman, Vladimir Goussinsky, Mikhaïl Khodorkovsky, Vladimir Potanine, Alexandre Smoliensky, Vladimir Vinogradov et lui-même, bien entendu.
Boris Eltsine leur demanda leur aide pour financer sa campagne électorale. Ils n'avaient pas vraiment le choix. Il s'agissait pour eux, avant tout, de sauver leur situation personnelle et de tirer profit de l'opération de prêt qui n'avait pas encore été dénouée et qui serait certainement remise en cause par un nouveau président communiste. Ils participèrent donc largement au financement de la campagne du président candidat. Mais plus encore, ils mirent à sa disposition les médias qu'ils contrôlaient et qui étaient les plus puissants du pays. Vladimir Goussinsky était le propriétaire du groupe NTV qui comptait la première chaîne de télévision privée et des magazines. Boris Berezovsky était l'actionnaire principal de la première chaîne de télévision, la seule qui avait une couverture nationale. Il était également propriétaire du groupe de presse Kommersant. La campagne, dirigée par Anatoly Tchoubaïs, a été orchestrée sur le thème : "Boris Eltsine ou le retour au chaos". Au premier tour, les deux candidats arrivés en tête étaient Boris Eltsine (35,28% des suffrages) et Guennady Zhouganov (32,03%). Au second tour, Eltsine l'emportait avec 53,72% des voix. Il bénéficiait d’un accord avec le Général Alexandre Lebed, candidat arrivé troisième au premier tour avec 14,7% des voix.
Au lendemain de la victoire orchestrée par Anatoly Tchoubaïs, ce dernier était nommé à la tête de l'administration présidentielle, l'organisme le plus puissant politiquement de Russie à l'époque. En octobre, Boris Berezovsky était nommé vice secrétaire du Conseil de Sécurité Nationale.
Après cette réélection, le pouvoir de Boris Berezovsky et des oligarques semblera ne plus connaître de limites, ce qui achèvera de dégoûter la population de ses dirigeants. Le sentiment de puissance et d'impunité atteindra un tel niveau que Boris Berezovsky déclarera sans aucune gêne dans une interview au "Financial Times" en novembre 1996 que "plus de la moitié de l'économie de la Russie est contrôlée par sept financiers, qui ont financé la campagne électorale de Boris Eltsine".
Mais, même si effectivement les oligarques croyaient contrôler l’économie russe et le gouvernement, un vieux réflexe leur venant d’expériences soviétiques les empêchait de croire tout à fait à la réalité de leur puissance et de leurs fortunes. Ils craignaient toujours que quelque chose ne se passe qui les priverait de leurs avoirs dont l’état reprendrait possession. Le sentiment d’avoir acquis ces richesses dans des conditions « discutables » devait certainement renforcer cette sensation. C’est la raison pour laquelle ils ont tous procédé à des « exportations » de capitaux. Les sorties de capitaux de Russie à cette époque se comptaient en centaines de milliards de dollars. Ce faisant, ils se mettaient entre les mains d’intérêts politiques étrangers dont ils ne mesuraient certainement pas à l’époque la puissance.
Mikhaïl Khodorkovski ne faisait pas exception à cette règle. En 1998, Khodorkovski a été poursuivi devant un tribunal américain sous les accusations de complicité de blanchiment d’argent sale, au sein de sa propre banque, Menatep et à la « Bank of New-York ». Visiblement, il avait des amis très influents aux USA car il sera acquitté. Quelques mois plus tard, le directeur de la « Bank of New-York » était assassiné dans son appartement de Monaco par les membres d’une soi-disant, selon les bruits qui ont couru à l’époque, « mafia russe » qu’il aurait trompée dans le scénario du blanchiment d’argent provenant de la drogue.
En Russie, Mikhaïl Khodorkovski comme ses « collègues », s’est mis en tête d’étendre son empire. Les principaux oligarques ne s’étaient pas retrouvés à leur place parce qu’ils étaient de brillants gestionnaires d’entreprise. Pour la plupart ils avaient simplement, pour reprendre une citation de Mikhaïl Prokhorov (ex copropriétaire de Norilsk Nikel) « … eu la chance de se trouver au bon endroit au bon moment. » Ils se sont donc lancés dans des opérations de rachat de concurrents comme dans une sorte de gigantesque Monopoly. Ces rachats ne se faisaient évidemment pas toujours de façon « classique ». La corruption, corruption de fonctionnaires en particulier faisait partie des méthodes les plus courantes de même que la violence de temps en temps. La liste est longue de chefs d’entreprises qui ont été tués dans des conditions peu souvent élucidées dans les années 90. Les Moscovites avaient d’ailleurs une expression quand on leur parlait d’un nouvel homme d’affaire assassiné, ils disaient : « Encore un qui a oublié de partager ».
A une époque où les fonctionnaires, de même que les employés des sociétés d'état (il fut un temps où les employés de sociétés d'état soviétique ne savaient plus à qui appartenait leur société) ne recevaient plus leurs salaires que de façon épisodique, beaucoup ont cédé à la tentation, d'autant que refuser pouvait signifier risquer sa vie. Et risquer sa vie pour quoi, pour quel pays, pour quel idéal ?
A la fin des années 90, Mikhaïl Khodorkovski était donc en conflit avec le maire de Nefteyugansk, le premier maire de la ville élu au suffrage populaire, Vladimir Petukhov. L’enjeu du conflit était le contrôle de la société pétrolière Yuganskneftegaz. Petukhov a réussi à tenir tête au patron de Yukos qui voulait privatiser l’entreprise, allant jusqu’à envoyer une lettre à Boris Eltsine pour dénoncer les agissements de Mikhaïl Khodorkovski, le non paiement des impôts par Yukos et demandant la mise à pied de plusieurs hauts fonctionnaires locaux achetés par Yukos.
La position de Yukos qui était à la fois l’employeur numéro un et le premier contribuable de la ville était devenue extrêmement délicate. Sous la pression de ses administrateurs étrangers, Yukos cherchait à transférer à la ville les responsabilités sociales qui, dans le système soviétique, revenaient à l’entreprise. D’où les revendications de la mairie en matière d’impôts.
La lutte a duré jusqu’au 26 juin 1998, quand Vladimir Petukhov a été abattu alors qu’il rentrait chez lui à pied. Son garde du corps a été grièvement blessé.
Il me semble évident que Mikhaïl Khodorkovski n’a évidemment pas participé à la fusillade, mais aussi qu’il n’a pas donné l’ordre de tuer son rival. Il est trop intelligent pour faire cela de cette façon, sachant que les soupçons pèseraient immédiatement sur lui du fait de la lutte pour le contrôle de Yuganskneftegaz. D’ailleurs, plusieurs sources citées par « BNE Intellinews » (http://www.intellinews.com/) ont rapporté qu’il avait été particulièrement contrarié quand on lui avait annoncé la nouvelle, alors qu’il fêtait son 35ième anniversaire à Moscou.
Il n’en reste pas moins que le chef de la sécurité de la société Yukos, Alexeï Pitchugin a été condamné à perpétuité pour l’organisation sur le terrain de ce meurtre, ainsi que de celui d’autres personnes qui s’étaient dressées sur le chemin de son patron, alors que le vice président de Yukos, Leonid Nevzlin qui s’est réfugié en Israël a été condamné par contumace pour la coordination des opérations. Dans une société où le président contrôlait à peu près tout, ce genre de décision ne pouvait lui être complètement étrangère. Mikhaïl Khodorkovski devait au minimum savoir qu’existait au sein de Yukos une « équipe action » qui s’occupait des adversaires trop virulents de leur patron, ce qui, en droit, faisait de lui un complice.
Dans un article daté du 27 juin 1998, le quotidien moscovite « The Moscow Times » rapportait le meurtre, de Vladimir Petukhov, expliquant que le maire de Nefteyugansk, ville autour de laquelle la société Yukos avait de nombreux puits d’extraction, avait été tué de plusieurs balles dans la poitrine et à la tête et que son garde du corps avait été grièvement blessé. Il décrivait également l’émotion causée dans la ville et les manifestations qui ont suivi le meurtre. Puis le journaliste se lançait dans une critique du maire et de ses activités privées ainsi que de celles de sa femme, sans doute pour éloigner les lecteurs de la piste Yukos, ou tout au moins en ouvrir d’autres. Il terminait sur les déclarations de Natalya Mandrova, porte parole de Yukos qui, évidemment, rejetait la responsabilité de ce meurtre et contestait les affirmations du maire à propos du non paiement d’une partie importante des impôts dus.
La veuve de Vladimir Petukhov, Farida Islamova, ne partageait pas cet avis et elle a écrit un livre dont la version anglaise a été lancée à Prague en juin dernier, dans lequel elle accuse Mikhaïl Khodorkovski d’être le responsable du meurtre de son mari. Elle a renouvelé l’accusation pendant la cérémonie de lancement du livre.
La justice russe au début des années 2000 a décidé de ne pas poursuivre Mikhaïl Khodorkovski sur ces chefs d’accusation. En revanche, elle a retenu le chef de fraude fiscale à grande échelle. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que Yukos et donc son patron et copropriétaire sont coupables de fraude fiscale. La seule question qui me semble légitime à ce sujet est plutôt : pourquoi seulement Mikhaïl Khodorkovski et pas les autres oligarques et chef d’entreprises privatisées qui ont tous pratiqué la fraude fiscale dans les années 90 ?
La raison est qu’il fallait absolument stopper les activités de l’homme le plus riche de Russie sur des motifs qui ne risquent pas de trop détériorer les relations de la Russie avec l’Occident. Il a été condamné pour des délits qu’il a effectivement commis mais en raison de manœuvres beaucoup plus dangereuses pour le pays.
Pendant toutes les années 90 ou presque, Mikhaïl Khodorkovski a tissé un réseau de relations dans les milieux dirigeants américains. Il a, par exemple, créé en 2001, un fonds qu’il a appelé « Russie Ouverte », sur le modèle du célèbre fonds « Open Society » (Société Ouverte) du milliardaire Georges Soros, et a invité au conseil de ce fonds des personnalités comme Henry Kissinger et Lord Jacob Rothschild. L’objet de ce fonds était de promouvoir la démocratie en Russie. Le simple nom de ces deux membres montre sans équivoque de quelle type de démocratie il s’agit.
Mikhaïl Khodorkovski était en effet très entouré par les autorités américaines qui le considéraient comme un allié dans la place. Non pas un espion, dans sa position ce n’était pas possible, mais un héraut des idées néolibérales. Ses moyens financiers lui ouvraient toute sortes de tribunes desquelles répandre les idées chères aux dirigeants américains et ainsi, espéraient-ils affaiblir le pouvoir de Vladimir Poutine et la Russie en général. Pas besoin de payer ce genre d’alliés, il suffit de l’entourer d’honneurs divers comme le faire recevoir par des personnalités du monde des affaires et de la politique américain.
Mikhaïl Khodorkovski a ainsi été coopté au Conseil Consultatif du « Carlyle Group », une société américaine très fermée de gestion d’actifs financiers, qui déclarait dans son dernier rapport annuel un montant de 150 milliards de dollars d’actifs en gestion. Le Conseil Consultatif d’une telle société est composé de « personnalités de poids », comme Georges Bush Sr., ou James Baker. Y entrer est évidemment une incroyable marque de reconnaissance pour un dirigeant issu d’une privatisation plus que douteuse et en mal de respectabilité. Même les gens intelligents sont manipulables quand ils laissent, pour un temps, leur égo à la manœuvre.
« On » attendait de lui, en retour, une fidélité sans faille à la doxa néo libérale. Il avait donc, à ce moment, coupé les ponts avec son pays d’origine qui lui, sous la direction de Vladimir Poutine commençait à chercher une troisième voie entre le communisme qui avait échoué et le libéralisme qui déjà commençait à montrer ses limites.
Jusque là, les écarts de l’oligarque russe, vis à vis de son pays étaient surtout formels. Mais, et c’est cela qui lui a valu les poursuites judiciaires, il préparait LA grande trahison, celle qui allait lui valoir dix ans de prison. (à suivre)

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