vendredi 24 juin 2016

Une oppressante impression d'étouffer


Je reviens de près de quatre mois d’exil volontaire, loin de tout ce que je croyais indispensable. Après mon article du 19 février (Vers la troisième guerre mondiale ?), le dernier paru sur ce site, j’éprouvais une oppressante impression d’étouffer.
Quatre mois, sans électricité donc sans téléphone, sans wifi, sans internet quatre mois à réfléchir sans aucune intervention extérieure, avec pour seuls contacts humains la visite de deux personnes qui m’apportaient des fruits et des légumes, une fois par semaine, le mercredi, et qui ne comprenaient aucune des langues que je parle.
Quatre mois sans autre bruit que celui du cours d’eau qui coulait près de ma cabane en rondins. Et le chant des oiseaux. Et, la nuit, les appels des animaux.
La première semaine a été celle d’un repos intense. Je me suis ennuyé pendant les deux semaines suivantes. Besoin de faire quelque chose, de m’occuper les mains. Puis mon cerveau s’est habitué à fonctionner sans interventions extérieures autres que le climat, le chant des oiseaux, et le rythme des jours et des nuits qui se succédaient presque sans transition. Des aubes et des crépuscules si courts que parfois je ne les remarquais pas.
Pas d’ordinateur, même pas de papier, ne pas pouvoir écrire a été dur, parfois effrayant, au début. La crainte de ne pas se souvenir de ses pensées les plus intéressantes. Le besoin de fixer l’instant avec des mots. Puis on comprend que les idées les plus importantes ne s’oublient pas, elles se simplifient, prennent de la densité en s’affranchissant des émotions parasites. Ce que l’on oublie n’avait sans doute pas d’importance, comment savoir ?
Pas de montre, donc pas moyen de mesurer le temps qui passe. Mais le loisir d’y penser. Penser à cette chose paradoxale qui n’existe que parce qu’elle disparaît. Et puis personne ne m’obligeait à être là. Je savais que je partirai un jour, un mercredi.
Tentative de se mettre à l’abri ? Certainement pas. Si un jour arrive l’irréparable, si les fous prennent définitivement le pouvoir et se lancent dans leur ultime folie, je préfère être là où on meurt. Après l’ultime embrasement, les vivant envieront les morts…

vendredi 19 février 2016

Vers la Troisième guerre mondiale ?


Ceux qui me lisent depuis longtemps savent que je me garde habituellement de tout sensationnalisme ou catastrophisme. Mais de plus en plus d’événements et de déclarations d’hommes politiques de différents pays pointent vers ce danger majeur. Ce qui rend les choses graves, à mon avis, c’est que, du côté américain, les voix les plus agressives sont celles qui ont le meilleur accès aux médias de masse.
Nous avons passé il y a quelques années déjà, un cap important : les nouveaux dirigeants des principaux pays de ce qu’il est convenu d’appeler « l’Occident » n’ont pas connu la deuxième guerre mondiale, ils ne savent pas au plus profond d’eux-mêmes, comme le savaient leurs prédécesseurs, les ravages d’une guerre. Ils n’ont pas connu l’accumulation des morts, des morts le plus souvent pour rien, simplement pour aboutir à un accord que l’on aurait pu atteindre en faisant l’économie de cette guerre. Les morts n’ont servi, le plus souvent, qu’à faire accepter ce qui semblait inacceptable avant le déclenchement de la guerre. Ceux qui n’ont pas connu la guerre ne savent pas. Ils ont bien une connaissance « intellectuelle » du drame que constitue une guerre, pour ceux, au moins, qui ont des connaissances historiques, ce qui n’est malheureusement pas le cas de tous. Mais seule une connaissance « émotionnelle » peut empêcher des dirigeants de commettre l’irréparable.
Aux Etats-Unis la majorité des dirigeants actuels n’ont connu que des guerres lointaines auxquelles ils n’ont pas participé, mais ils font preuve d’une incapacité quasi pathologique à prendre le passé en compte dans leurs raisonnements. C’est pourquoi ils sont capables de commettre les mêmes erreurs, poursuivre les mêmes politiques qui n’ont pas fonctionné dans l’espoir vain que « plus de tout » finira par donner les résultats escomptés.
L’armée américaine présente un peu partout dans le monde n’a pas gagné une seule guerre depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Elle a cependant réussit à semer le chaos dans un grand nombre de régions, en particulier au Moyen Orient. Cela n’empêche pas Barak Obama de proclamer, comme, d’ailleurs, son prédécesseur que les Etats-Unis sont le « pays élu » qui doit veiller sur l’ordre du monde et que l’armée américaine est « la meilleure force de combat que le monde ait connu » (« The finest fighting force in the history of the world »). Que des citoyens américains aient ce genre de pensées me semble parfaitement normal. Mais que ceux qui sont supposés diriger un pays qui est un de ceux dont dépend le futur, voir l’existence même du monde a quelque chose d’effrayant.
C’est d’autant plus effrayant que bon nombre de politiques américains n’ont pas abandonné leur rêve de changement de régime en Russie. Les résultats obtenus dans d’autres pays[1], bien plus petits, bien moins importants, bien moins armés ne les font apparemment pas réfléchir. Ils poursuivent donc leur politique agressive, la diabolisation du président russe, l’extension de l’Otan toujours plus près des frontières russes, les sanctions économiques qui ne font souffrir que les Européens, les provocations en Ukraine après la Géorgie et maintenant en Syrie avec l’aide d’un président turc qu’ils croient manipuler mais qui ne joue que son propre jeu.
Au mois de janvier dernier, on a pu croire à la possibilité d’une coopération dans la lutte contre l’Etat Islamique. Les espoirs ont été vite déçus et il y a quelques jours, le secrétaire d’état Ashton Carter a déclaré que la Russie était l’ennemi principal des Etats-Unis, avant la Chine, avant le Corée du Nord, avant l’Etat Islamique !
Deux des plus grands hommes d’état américains, d’après Stephen Cohen, se sont élevés contre cette politique. Tout d’abord Henri Kissinger qui était à Moscou la semaine dernière. Kissinger connaît bien Vladimir Poutine, il l’a rencontré pour la première fois au début des années 90 quand Vladimir Poutine travaillait à la mairie de Saint-Pétersbourg avec le maire de l’époque Anatoly Sobtchak et ils ont continué à se rencontre tous les ans. Le second de ces vrais homme d’état au sens que Winston Churchill donnait aussi à ce terme, William Perry, ancien secrétaire d’état à la défense de William Clinton déclarait récemment : « Le danger d’une catastrophe nucléaire est aujourd’hui, à mon avis, plus grand qu’il ne l’a été pendant la Guerre Froide… et pourtant, notre politique ne tient pas compte de ces dangers » (“The danger of a nuclear catastrophe today, in my judgment, is greater than it was during the Cold War…and yet our policies simply do not reflect those dangers,” said Perry[2], who is a faculty member at Stanford’s Center for International Security and Cooperation).
Pour Stephen Cohen qui s’exprimait ainsi dans l’émission de John Bachelor[3] reprise par le magazine américain « The Nation » (« The John Bachelor show »), les hommes politiques américains ne sont pas à la hauteur de la situation. Les provocations vis à vis de la Russie se poursuivent, montrant qu’à Washington, un certain nombre de politiciens n’ont pas abandonné leur rêve de changement de régime en Russie.
Ainsi, le président ukrainien déclarait récemment qu’il avait décidé de ne pas appliquer les accords de Minsk, pourtant garantis par l’Allemagne et la France, à côté de la Russie, sans déclencher de réaction ni du côté européen, ni du côté américain. De leur côté, les Etats-Unis annonçaient leur intention de quadrupler les dépenses militaires de l’Otan en Europe. C’est la première fois qu’autant de forces de l’Otan se massent à la frontière russe. La Russie répond en déplaçant  ses forces nucléaires vers l’ouest du pays. Elle organise également des manœuvres de grande ampleur dans le sud ouest du pays et un responsable militaire russe annonce qu’il s’agit aussi d’un signal en direction de la Turquie !
Car c’est du côté de la Syrie que vient le réel danger aujourd’hui. Les Etats-Unis ont abandonné le dossier ukrainien à l’Union Européenne qui, elle, a autre chose à faire qu’à s’occuper de ce dossier pourtant si important pour l’avenir de l’Union Européenne et de ses relations avec la Russie.
En Syrie, deux acteurs commencent à s’agiter dangereusement, la Turquie et l’Arabie Saoudite. Les deux ont mentionné la possibilité d’une intervention militaire sur le terrain et c’est cette intervention qui pourrait déclencher l’irréparable. N’oublions pas que la Russie a actuellement quelques vingt mille soldats sur le territoire syrien. Que fera-t-elle pour les protéger en cas d’invasion par ces deux pays. Seule les Etats-Unis ont le pouvoir d’empêcher leurs deux alliés de mettre ces projets à exécution. Mais ce pouvoir est-il encore réel ? Du côté turc, Recep Tayyip Erdogan semble prêt à tout pour défier la Russie comme il l’a montré en faisant abattre le bombardier russe au dessus de la Syrie. Il se croit protégé par son appartenance à l’Otan. Cette protection a des limites, mais en est-il conscient ? Le lui a-t-on expliqué ? L’article 5 du traité de l’Atlantique Nord prévoit qu’en « cas d’attaque d’un des pays membres, les autres pays prendront les mesures qu’ils jugeront nécessaires, y compris (mais donc pas nécessairement) l’usage de la force armée pour rétablir et maintenir la sécurité de la zone de l’Atlantique Nord[4] ». On connaît la réticence des Etats-Unis à signer des accords qui les entraineraient de façon automatique dans des actions extérieures.
Peut-on faire confiance au dirigeant turc dont les accès de mégalomanie et le mépris des lois de son propre pays est notoire.
La partie saoudienne n’est guère plus rassurante. L’inexpérience et l’agressivité du Prince Mohammad bin Salman, fils du roi Salman et ministre de la défense du royaume ne porte pas à l’optimisme. On en revient donc à Barak Obama et à l’évaluation de sa capacité à retenir les dirigeants des deux pays.
Dans un article paru sur son site, le journaliste d’investigation américain Robert Parry[5] ne semble pas convaincu que le président américain ait la volonté de s’opposer à l’Arabie Saoudite et à la Turquie. Et il semblerait qu’il ne soit pas le seul dans son cas. D’autres personnes doutent de la volonté d’Obama et c’est pourquoi certaines des sources de Robert Parry lui donnent des informations classées. Ainsi, Parry peut-il écrire : « Une source proche du président Vladimir Poutine m’a dit que la Russie avait prévenu Erdogan qu’elle était prête, en cas de besoin, à utiliser des armes nucléaires tactiques pour protéger ses troupes face à une attaque turque ou saoudienne». (« A source close to Russian President Vladimir Putin told me that the Russians have warned Turkish President Recep Tayyip Erdogan that Moscow is prepared to use tactical nuclear weapons if necessary to save their troops in the face of a Turkish-Saudi onslaught.”). Jusqu’à présent, et cela fait de nombreuses années que je lis les articles de Robert Parry, il n’a jamais mentionné de sources « proches de Vladimir Poutine ». En revanche, il mentionne souvent des sources internes aux services de sécurité américains. Je pense donc que l’information lui a été fournie par une de ces sources qui lui a parlé afin que la nouvelle soit rendue publique pour faire pression sur Barak Obama. Quant aux services américains, ils tiennent certainement la nouvelle de la Russie elle-même qui aura prévenu les Etats-Unis et l’Otan de ses intentions comme elle le fait régulièrement.
Ce qui amène Robert Parry à poser la question suivante : « Allons-nous risquer une guerre nucléaire pour AlQaïda ? » Barak Obama a cherché et cherche à calmer son dangereux allié Erdogan, mais il ne semble pas, pour l’instant au moins, décidé à interdire directement toute intervention au sol en Syrie. Le dilemme, pour lui, est que des alliés traditionnels des Etats-Unis comme la Turquie, l’Arabie Saoudite ou le Qatar sont les principaux soutiens et « banquiers » de divers groupes terroristes sunnites comme le Front Al Nusra, un allié d’Al Qaïda et dans une moindre mesure, de l’Etat Islamique.
Cette situation ne date évidemment pas d’hier et comme le mentionne Robert Parry dans son article, un rapport de la DIA (Defense Intelligence Agency) daté d’août 2012 faisait état du danger que représentait la montée en puissance d’Al Qaïda et d’autres groupes djihadistes sunnites en Syrie qui pourrait amener la création d’un « état islamique » dont les membres pourraient ensuite retourner en Irak d’où la plupart d’entre eux venait. Malgré tout, les Etats-Unis ont continué à soutenir ces mouvements prétendant qu’il s’agissait d’une « opposition modérée », opposition qui présentait, pour les mouvement plus violent, la possibilité de recevoir des approvisionnements en armes et munitions américaines.
Aux Etats-Unis mêmes, Barak Obama est soumis à une intense pression du parti de la guerre dont le porte parole, le quotidien « The Washington Post » déplore l’action « sauvage » de la Russie en Syrie[6], contre l’opposition modérée, dans laquelle l’éditorialiste semble ranger le Front Al Nusra !
Robert Parry va jusqu’à envisager, dans la conclusion de son article la possibilité que les Etats-Unis fassent cause commune avec la Turquie et l’Arabie Saoudite dans l’invasion de la Syrie. Non pas officiellement, bien sûr. Il pense que l’opération pourrait être présentée comme une sorte de « mission humanitaire ».
Pourtant, la Russie l’a dit clairement, « toute intervention au sol sans l’aval officiel de Damas sera considéré comme une déclaration de guerre ». Evidemment s’il juge la détermination russe à l’aune de sa propre détermination, ce qui serait logique, Obama peut penser que la Russie a tracé là une « ligne rouge » qu’elle ne défendra pas, comme lui même l’avait fait avec l’utilisation d’armes chimiques. Mais le président russe n’est pas de la même trempe. Il prévient sans vraiment menacer et agit ensuite suivant ce qu’il avait annoncé. C’est vrai qu’il est peut-être le seul à se comporter de la sorte aujourd’hui, mais il faudrait tout de même y réfléchir, les enjeux n’ont jamais été aussi élevés !
La Russie n’a fait que deux déclarations à propos d’une éventuelle invasion : la première « si des troupes d’une quelconque nation entrent en Syrie sans la permission de Damas, ce sera considéré comme une déclaration de guerre » et la deuxième, « les Américains, le président américain et nos partenaires arabes doivent se demander s’ils souhaitent une guerre permanente ».
Certains états arabes se comportent encore comme s’ils se disaient « les Russes n’oseront pas ». Après ce qui s’est passé en Lybie, je ne parierais pas grand chose là dessus !
Le dernier attentat qui a tué au moins vingt huit personnes à Ankara n’a certainement pas arrangé la situation. Les autorité turques ont accusé les Kurdes. Erdogan est resté plus vague, selon un article du Wall Street Journal, il aurait déclaré : « Ceux qui pensent pouvoir détourner notre pays de ses objectifs en utilisant le terrorisme vont voir qu’ils ont échoué ». A qui pense-t-il en disant cela, les Kurdes, l’Iran, la Russie ?

jeudi 4 février 2016

Défilé pathétique à Moscou


Depuis quelques mois, des chefs de gouvernement, des ministres européens défilent à Moscou pour rencontrer Vladimir Poutine ou Dimitri Medvedev ou encore Serguei Lavrov. Du côté français on a vu François Hollande, Segolène Royal, Stéphane Le Fol ou Emmanuel Macron. En décembre, c’est Jean-Yves Le Drian qui rencontrait à Moscou son homologue russe Serguei Shoïgou. Contrairement à ce qu’a raconté l’AFP, l’ambiance de la rencontre a été plutôt chaleureuse, le ministre français rappelant, dans sa déclaration liminaire, les combats et les victoires conjointes pendant la seconde guerre mondiale et insistant sur sa visite, la veille, au monument aux morts pour honorer le 70e anniversaire de la fin de la deuxième guerre mondiale. Une façon de montrer ses regrets de ne pas avoir assisté au défilé du 9 mai l’année dernière. La France, sous la pression de « qui vous savez » avait fait comme la plupart des pays européens dans le but assez cocasse d’« isoler la Russie ». L’isoler de qui ?
Tous ces responsables politiques français lors de leur passage à Moscou ont exprimé leur désir de voir le régime des sanctions contre la Russie aboli le plus rapidement possible. Emmanuel Macron, prudent, a tout de même rappelé que ces sanctions dépendaient de la situation en Ukraine (il n’est quand même pas allé jusqu’à mentionner la Crimée). Stéphane Le Fol a rappelé ce que les sanctions coûtaient à l’agriculture française.
Le Vice-Chancelier autrichien,  Reinhold Mitterlehner, de passage à Moscou lui aussi, déclarait récemment qu’il était pour la levée des sanctions mais que la décision ne dépendait pas de lui.
Mais tous n’avaient pas besoin de passer par Moscou pour déclarer leur « opposition » aux sanctions. Le premier ministre italien l’a fait, en Allemagne, Matthias Platzeck ancien président de la chambre haute du parlement allemand rappelait hier qu’il s’était opposé aux sanctions depuis le début. En janvier, Wolfgang Ischinger, le président de la « Conférence de Sécurité de Munich » déclarait que les entreprises allemandes voulaient une levée des sanctions « aujourd’hui, pas dans un an ». En décembre, le président de la Chambre de Commerce Germano-Russe, Rainer Seele tenait le même langage. Mais, le 1er février, Mme. Merkel, elle, annonçait que les sanctions allaient être maintenues jusqu’à nouvel ordre.
Je ne mentionne pas les députés d’opposition français qui défendent aussi ces position, après tout ils n’ont pas le pouvoir pour le moment, donc leurs déclarations n’ont pas le même poids politique.
Ainsi donc, à quoi jouent nos dirigeants. A les entendre, ces sanctions sont une mauvaise idée et il faudrait les lever sans délai (ou presque). Mais quand la question vient sur la table de la commission européenne, les sanctions sont reconduites « à l’unanimité » comme en fin d’année dernière (sanctions reconduites jusqu’au 31 juillet 2016).
On peut donc se poser légitimement la question de savoir qui nous dirige. C’est en cela que je trouve ces positions « pathétiques ». Essaient-t-ils encore de nous faire croire que ce sont eux qui dirigent ? Dans ce cas, il le feraient de la manière la plus maladroite qui soit. Leurs déclarations sont régulièrement contredites par la Commission Européenne. Ou alors, serait-il possible qu’à force de faire eux-mêmes, dans leurs discours politiques, des promesses dont ils savent bien qu’ils ne pourront les tenir, il ne saisissent pas ici la nuance ?
Il semblerait donc bien que, dans le cas des sanctions contre la Russie, ce soit le Commission Européenne qui soit à la manœuvre. Si elle contredit les promesses des dirigeants politiques des pays membres, on est fondé à se demander en fonction de quoi prend-elle ses décisions.
Je vois deux éléments de réponse à cette question. La première se trouve dans la réaction des dirigeants américains à ce qui se passe actuellement en Europe. Ainsi,  « Depuis plusieurs mois, j'ai entendu dire que de nombreux pays, surtout l'Allemagne, connaissent une forte pression visant à annuler les sanctions, la décision définitive sur la levée des sanctions dépendra dans une certaine mesure du leadership américain » déclarait le sénateur John McCain. « Il est important pour moi que nous continuions à lancer ce message: si vous vous comportez mal, nous continuerons d'introduire les sanctions ». Nous savons tous ce que les dirigeants américains entendent par « se comporter mal »…
Le deuxième élément de réponse se trouve dans la façon dont sont menées les négociations à propos du TTIP, entre la Commission Européenne et les Etats-Unis, des négociations dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles sont menées dans un climat d’opacité très supérieur à la moyenne ! Dans un article publié par le quotidien anglais « The Independant », l’auteur, John Hilary rapporte une interview qu’il a eue avec le Commissaire au Commerce, Cecilia Malmström, qui succède à ce poste à Peter Mandelson. Il lui fait remarquer qu’une importante opposition à ce traité qu’elle négocie à huis clos s’est exprimée sous la forme de milliers manifestations dans la plupart des pays européens et d’une pétition signée par 3,25 millions de citoyens européens. Dans sa réponse, Mme Malmström reconnaît qu’aucun projet de traité n’a jamais rencontré une telle opposition mais ajoute que, de toute façon, elle « ne tient pas son mandat du peuple européen ».
John Hilary, dans la suite de son article explique que Cecilia Malmström, prend ses instructions auprès de lobbies industriels comme « Business Europe » ou le « European Services Forum ». Il n’est donc pas étonnant que le TTIP serve les intérêts des multinationales plutôt que les besoins des populations européennes.
Cela se traduit en particulier par la possibilité qui serait donnée aux entreprises internationales de poursuivre les états pour « pertes de profits ». Ce serait la généralisation du mécanisme de règlement des litiges entre l'investisseur et l'Etat (ISDS) par des tribunaux d'arbitrage autorisant les entreprises privées à poursuivre les gouvernements nationaux pour perte de profits. « The Independant » rappelait ainsi récemment que le Royaume-Uni a été contraint de payer huit millions d'euros au groupe Eurotunnel à titre d'indemnisation des dépenses assumées par ce dernier entre 1999 et 2002 pour empêcher les migrants d'entrer sur le territoire britannique.
Pour se rendre compte du danger d’une telle mesure, il suffit de considérer ce qui arrive au Canada qui a signé l’accord Tafta avec les Etats-Unis, accord dans lequel une telle disposition est inclue. Entre 1995 et 2005, d’après le Huffington Post Canadien, le pays a été attaqué douze fois par des multinationales sous couvert de cette disposition (« Chapitre 11 ») alors qu’entre 2005 et 2015, il l’a été 23 fois. Soixante trois pour cent de ces attaques concernaient des législations sur la protection de l’environnement et lorsque le gouvernement a perdu ces arbitrages il a été obligé de modifier ou de supprimer les législations en cause. Il y a actuellement huit affaires en cours, toutes intentées par des société américaines pour un montant total de six milliards de dollars.
Il apparaît donc que la Commission Européenne prépare la signature d’un traité taillé sur mesure pour les multinationales (les plus importantes sont américaines) au mépris des intérêts des citoyens européens. Mais comment s’en étonner après que Jean-Claude Junker ait déclaré à propos de la Grèce :  « Il ne peut pas y avoir de choix populaire contre les traités européens » !
Pendant ce temps là, les Etats-Unis ont signé hier, officiellement le TTP, équivalent asiatique du TTIP avec l'Australie, Brunei, le Canada, le Chili, le Japon, la Malaisie, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, le Pérou, Singapour et le Vietnam. A la suite de cette signature, la Maison Blache a publié un communiqué dans lequel le président Obama se félicitait de la signature d’un accord qui «renforcera notre leadership à l'étranger et soutiendra les emplois ici aux Etats-Unis»[1]. Doit-on parler de cynisme, de franchise ou de maladresse ? En tout cas, ce traité doit encore être ratifié par les parlements des différents pays et cela pourrait poser des problèmes, même avec le sénat américain.
Quand le sort de l’Europe se joue à huis clos entre une Commission Européenne acquise aux intérêts des multinationales et les représentants du « Business » américain, sur le dos des citoyens, il est vraiment pathétique d’entendre nos dirigeants parler de faire des choses dont ils savent pertinemment que « Bruxelles » ne les laissera pas les faire. Ont-ils vraiment perdu le sens de la réalité, ou cherchent-ils maladroitement à cacher une impuissance à laquelle ils se sont résignés sans combattre ?


mardi 26 janvier 2016

LITVINENKO est mort


Dans cette affaire qui a fait grand bruit, et en fait de nouveau, la seule certitude que nous ayons est qu’Alexandre Litvinenko est mort.
Le 23 novembre 2006, Alexandre Litvinenko mourrait dans un hôpital londonien. Peu de temps avant sa mort, son « ami » Alexandre Goldfarb lisait à la presse la dernière déclaration de son « ami » dans laquelle Alexandre Litvinenko accusait Vladimir Poutine d’avoir ordonné son meurtre. Rien ne prouve que la déclaration était bien de Litvinenko lui-même, et non de Goldfarb qui le conseillait depuis son arrivée à Londres ou de Boris Berezovsky qui le soutenait financièrement.
Ainsi commençait une longue saga dans laquelle deux thèses s’affrontent et qui a connu un nouveau développement récent avec les déclarations du juge anglais Robert Owen pour qui, le meurtre est une opération du FSB russe, « probablement approuvée par M. Patrouchev (Nikolaï Patrouchev, ex-chef du FSB), et aussi par le président Poutine ». Le « probablement » a évidemment une résonnance étrange dans la bouche d’un juge qui vient de boucler une enquête vieille de plus de huit ans et dont le rapport ne comporte pas moins de trois cent pages. On remarquera au passage que la « conviction molle » du juge est fondée sur les déclarations secrètes de membres non désignés d’un service secret non mentionné.
Mais revenons d’abord quelques année en arrière, à la fin des tristement célèbres années 90 en Russie. Alexandre Litvinenko y a occupé un poste subalterne au KGB, d’où il a participé à des enquêtes sur le crime organisé. Il faut dire qu’à cette époque, le crime organisé était florissant dans une jeune Fédération de Russie livrée, par son président Boris Eltsine, au pouvoir des oligarques qui en ont profité pour s’enrichir outrageusement et mettre le pays en coupe réglée, sous la responsabilité de Boris Berezovsky, l’éminence grise du Kremlin. C’est ce même Berezovky que l’on retrouvera également, quel hasard, à Londres au début des années 2000.
Dans cette ambiance de « coups tordus » Alexandre Litvinenko s’est retrouvé accusé de malversations et a même été emprisonné un temps. Relâché contre la promesse de ne pas quitter le pays, il s’enfuit à Londres via la Turquie, grâce à un faux passeport. Il sera aidé en cela par un nouvel « ami », Alexandre Goldfarb, un personnage que l’on va retrouver aussi, plus tard, dans les évènements de Londres liés à cette affaire.
Qui est Alexandre Goldfarb ? C’est un scientifique soviétique dissident qui a quitté l’URSS dans les années 70 pour rejoindre l’université de Columbia, une célèbre université privée de New York. Après la chute de l’URSS en 1991, Goldfarb est recruté par Georges Soros, le « grand ami de la Russie » que l’on sait, pour diriger les projets de la Fondation Soros en Russie. C’est là qu’il rencontre Alexandre Litvinenko avec qui il « sympathise » et qu’il aide ensuite à fuir la justice russe via la Turquie. Nous savons comme les Etats-Unis étaient particulièrement intéressés par les dissidents qu’ils choyaient, tout le temps que ces derniers disaient du mal de leur pays. L’un des plus célèbres a été Alexandre Soljénitsine qui, il faut le dire, était d’un autre calibre intellectuel que Alexandre Litvinenko. Les dirigeants américains ont accueilli et soutenu Soljénitsine tout le temps qu’ils ne comprenaient pas qui il était et ce qu’il disait vraiment.
Apparemment, c’est Goldfarb qui a été chargé ensuite de veiller sur Litvinienko. Il l’a, en particulier, aidé à rédiger ses mémoires dans lesquelles il dénonçait les excès de FSB, le gouvernement de Vladimir Poutine et tout ce qu’il pouvait dénoncer à propos de la Russie. L’importance d’Alexandre Litvinenko aussi bien au KGB, puis au FSB que comme « dissident » a été évidemment grandement exagérée pour donner autant de poids que possible à ses accusations. De telles accusations venant d’un employé subalterne qui plus est recherché par la justice de son pays ne pesaient évidemment pas grand poids. Jusqu’à ce que ce quasi inconnu ne meure d’une manière dramatique. Son agonie qui a duré deux semaines a été médiatisée grâce à des images et des communiqués de presse soigneusement calibrés par des professionnels de la communication. Il fallait absolument montrer à quel point la Russie était un pays dangereux, pour le monde entier et dans le monde entier.
Rien n’a été laissé au hasard par une équipe de professionnels de la communication, car Litvinenko n’apportait pas beaucoup de preuves de ce qu’il disait. Tout a donc été fait pour que le public ne se pose pas la question de la véracité des accusations.
Le thème « Poutine l’a fait » a bien fonctionné au départ, mais pour le faire durer il aurait fallu apporter des preuves. Ces preuves évidemment n’existaient pas. On a donc lancé le public dans une autre direction et on a expliqué qu’Alexandre Litvinenko enquêtait sur l’assassinat non résolu de la journaliste Anna Politkovskaya, une autre affaire qui avait défrayé la chronique en 2006. L’ampleur du mouvement de contestation international après ce meurtre assurait une place en première page au protégé d’Alexandre Goldfarb, une fois qu’il y était lié. On aurait pu se demander alors à quel titre Litvinenko enquêtait-il sur ce meurtre ? Il n’était pas journaliste, il n’était pas enquêteur privé agissant pour le compte d’un client. En revanche le mystère ayant entouré le meurtre de la journaliste et le fait que les médias occidentaux aient déjà mis en cause le président russe dans cette affaire ne pouvait que renforcer l’impact des « révélations » de Litvinenko, tout en évitant le problème quasi insoluble des preuves inexistantes.
Après la mort d’Alexandre Litvinenko aucun de mes confrères sévissant dans les médias « bien pensants » n’a, à ma connaissance, posé cette question. Aucun non plus n’a posé une autre question qui semblait évidente : « Cette présentation implique qu’il a été tué pour l’empêcher de révéler des secrets embarrassants pour des personnes haut placées (en Russie évidemment puisque le meurtre aurait été ordonné de là-bas). Mais son agonie a duré au moins deux semaines. Se sachant mourant et victime d’un empoissonnement, pourquoi n’avoir rien dit à ce moment là ? » Il a pourtant donné de nombreux interview, mais il n’a rien dit, sauf bien sûr dans la « dernière déclaration » lue par Goldfarb et dont rien ne prouve qu’elle soit de lui. Cela ne vous étonne pas ?
Le thème a été utilisé avec force détails par « The Gardian », en particulier. Le quotidien anglais à même reproduit une accusation de Boris Berezovsky « Vladimir Poutine a autorisé le meurtre d’Alexandre Litvinenko ». La déclaration n’était évidemment assortie d’aucune preuve, mais que pèsent les preuves dans le domaine de la communication ? Elle sont pourtant à la base du métier de journaliste. Nous sommes donc d’accord il s’agit de communication et non de journalisme. Ainsi, le 20 novembre 2006, le « London Times » écrivait : « Des diplomates ont déclaré hier que la Grande Bretagne sera plongée dans la pire crise diplomatique avec la Russie depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, si l’enquête de Scotland Yard sur la mort d’un ancien agent russe mène au Kremlin ». Des diplomates, quels diplomates ? Voilà une façon d’insinuer qui ressemble diablement aux déclarations du juge Owen pour qui « il est probable que Vladimir Poutine ait approuvé le meurtre ».
Il est temps de revenir sur le rôle de quelqu’un dont nous avons déjà mentionné le nom plus haut et qui est un des personnages centraux de cette affaire : Boris Berezovsky. Brillant esprit, docteur en mathématiques, membre associé de l’académie des sciences en 1991, Berezovsky a su tirer profit du chaos économique et politique des années 90 en Russie pour accumuler une fortune évaluée par Forbes à trois milliards de dollars (une somme réduite ensuite à 1,3 milliards suite à une décision de la justice russe à l’issue d’un procès en diffamation que Berezovsky lui-même avait intenté à Forbes). Il a su également s’immiscer dans les cercles politiques influents au Kremlin pour devenir rapidement une sorte d’éminence grise du régime Eltsine. Il a gagné ses premiers millions en achetant à Avtovaz, le plus grand constructeur automobile russe, des voitures qu’il payait, à crédit, en dessous de leur prix de revient et qu’il revendait en espèce et en dollars à des particuliers. Il versait ensuite le prix en rouble avec plusieurs mois de délai. Ainsi, il empochait à la fois le différentiel de prix, mais aussi le profit de change dans une économie où le rouble baissait régulièrement et où l’inflation était à trois chiffres. Comment pouvait-il acheter les voitures en dessous de leur prix de revient ? Un des directeurs d’Avtovaz était son partenaire dans l’affaire… Il a ensuite dirigé la compagnie aérienne Aeroflot pour laquelle il a monté une comptabilité parallèle afin de conserver à l’étranger le produit de la vente de billets en dollars. La justice l’a poursuivi pour avoir un peu confondu ce compte en dollars d’Aéroflot avec ses comptes personnels.
Homme de réseaux, Berezovsky a traité avec toutes sortes de partenaires y compris les moins recommandables et les plus dangereux. D’après Paul Khlebnikov, le journaliste russo-américain directeur de Forbes Russie, son partenaire d’affaire Badri Patarkatsishvili, était son correspondant avec la mafia géorgienne. On lui prêtait aussi des liens avec la mafia Tchétchène ce que semble confirmer les liens qu’il entretenait à Londres avec Akhmed Zakaïev, l’émissaire des séparatistes Tchétchènes, recherché par la justice russe pour création de bandes armées, pour plus de 300 meurtres et des enlèvements. Boris Berezovsky a d’ailleurs été victime, en Russie, de plusieurs tentatives d’assassinat dont une a coûté la vie à son chauffeur quand une bombe a explosé sous sa voiture.
Lorsque Vladimir Poutine a repris la Russie en main, il a mis fin au pouvoir des oligarques dans la politique russe, et Boris Berezovsky a dû quitter le pays après avoir vendu, assez mal vu les circonstances ses actions dans des sociétés comme Sibneft ou la première chaine de télévision ou encore Kommersant qui publiait des journaux et magazines connus. Après avoir cru qu’il pourrait manipuler Vladimir Poutine comme il l’avait fait avec Boris Eltsine, la déception a été grande. Elle s’est doublé d’une blessure d’orgueil, Boris Berezovsky ayant expliqué que c’est lui qui avait poussé la candidature de Vladimir Poutine.
Rien d’étonnant à ce que l’on retrouve donc son nom mêlé à cette affaire de meurtre impliquant des personnes réputées être « opposées au Kremlin ». D’autant que son lien avec eux était ancien, Alexandre Litvinenko et Andrei Lugovoï ont travaillé pour Boris Berezovsky en Russie dans les années 90.
Dans un article paru dans son édition daté du 23 mai 2007, le « New York Times » décrit Lugovoï comme un « ancien agent du KGB, un homme d’affaires, ennemi du Kremlin et opposant de Vladimir Poutine ». Il ne vous aura pas échappé, donc, que pour le « New York Times » et un grand nombre de quotidiens occidentaux, on aurait recruté un « ennemi du Kremlin et opposant de Vladimir Poutine » pour aller tuer à Londres un « opposant au Kremlin en exil, ennemi de Vladimir Poutine » !
Plus sérieusement, le « Financial Times » et un autre quotidien anglais, « The Independant » nous indiquent que la société de Lord Bell, « Bell Pottinger Communications », gérait les demandes d’informations des médias sur cette affaire, et distribuait des communiqués de presse et des photos d’Alexandre Litvinenko sur son lit d’hôpital. Le « Financial Times » ajoutait que Lord Bell avait représenté Boris Berezovsky en Angleterre pendant quatre ans.
Il n’est pas beaucoup plus facile de se faire une idée de ce qui s’est passé réellement en étudiant les divers témoignages disponibles. Alors qu’Alexandre Litvinenko est sur son lit d’hôpital, on nous explique qu’il a été empoisonné au thallium, un métal lourd dont l’ingestion par l’homme est mortelle à de très faibles doses. Ce n’est que le jour de la mort de Litvinenko que l’on a parlé plutôt de polonium. Le changement de poison a été accompagné par de nombreux articles expliquant qu’il n’y avait plus guère qu’en Russie que l’on pouvait en trouver. On comprend donc l’avantage du polonium sur le thallium. On nous a alors expliqué que l’on avait retrouvé des traces de polonium qui traversaient l’Europe de Russie en Angleterre, via Hambourg où vit l’ex-épouse d’Andrei Lugovoï. Un vrai chemin de « Petit Pousset" ! Mais il semblerait que l’Urss n’étaient pas le seul pays à produire du polonium dont la fabrication ne demande pas des compétences chimiques très poussées. Pour William Harper, physicien de l’université de Princeton, le polonium est présent dans un grand nombre de produits d’utilisation assez courante : « vous pouvez en trouver partout » aurait-il déclaré au journaliste du « New York Times » qui l’a interviewé et a titré son article « Polonium : 22,50 dollars plus les taxes », expliquant que c’était, à son avis, le prix de la dose nécessaire à tuer un homme.
Des sources en Russie ont étudié cette piste et Serguei Sokolov, qui a été un temps le chef de la sécurité de Boris Berezovsky dans les années 90 a retrouvé la trace de vieux conteneurs déposés dans une ancienne usine secrète soviétique et désaffectée, sur une ancienne île de la mer d’Aral (à Barsa-Kelmes) ayant contenu du polonium. Il mentionne une visite de l’usine par une équipe inconnue, à son avis envoyée par la CIA ou le MI6, qui aurait emporté un conteneur de polonium qui aurait ensuite été acheminé en Angleterre via Astrakhan, Batoumi (Géorgie), Trabzon (Turquie) et Istanbul. Pour Sokolov, il ne s’agissait pas d’utiliser ce polonium pour tuer Alexandre Litvinenko, mais simplement d’un trafic auquel ce dernier était mêlé.
Au delà des déclarations de l’ancien chef de la sécurité de Boris Berezovsky, il y a un certain nombre de faits qui semblent aller dans le sens du trafic et de l’erreur de manipulation. Ainsi, le 1er novembre 2006, Alexandre Litvinenko avait tout d’abord rendez-vous pour déjeuner avec Mario Scaramella, un Italien spécialiste des déchets radioactifs et censé lui remettre des documents liés au meurtre d’Anna Politkovskaya (d’ou cet Italien vivant à Naples tenait-il ce genre de documents ?). Les deux hommes se sont vus dans le restaurant de sushi "Itsu". Or des traces de polonium ont été relevées dans ce restaurant dans lequel ni Alexandre Lugovoï, ni Anton Kovtun, son présumé complice n’avaient, mis les pieds. Les traces de polonium étaient assez importante pour justifier le contrôle par la police italienne du domicile de Scaramella à Naples et de l’école de ses enfants. Questionné sur les résultats de ces recherches, Scaramella a déclaré que ces résultats étaient secret et qu’il n’en avait pas été informé par la police.
A Londres, des traces de polonium ont été trouvées à l’Hôtel Sheraton de Park Lane, dans les bureaux de Boris Berezovsky et au bar de l’hôtel Millenium où les trois hommes se sont rencontrés. Les trois derniers emplacements pourraient « coller » avec l’hypothèse de l’empoisonnement par Lugovoï et Kovtun, mais pas le premier, le restaurant « Itsu » !
Plus étonnant encore, des traces de polonium ont été trouvées également dans un restaurant, l’ « Abracadabra », appartenant à « Lord » David West et spécialisé dans la cuisine russe. Ce même David West s’apprêtait à fournir au juge anglais chargé de l’enquête, les reçus de carte de crédit prouvant qu’Alexandre Litvinenko était dans son restaurant deux jours avant de rencontrer Lugovoï et Kovtun. Malheureusement, David West était poignardé chez lui avant de pouvoir rencontrer le juge. Ce sont certainement ces éléments qui font que, dans son exposé, la semaine dernière, le juge Robert Owen a précisé qu’Alexandre Litvinenko avait bien été empoisonné au polonium par Alexandre Lugovoï le 1er novembre à l’hôtel Millenium, mais a ajouté qu’il avait reçu quelques jours plus tôt, une dose moins forte de ce polonium, ce qui justifiait à postériori les traces mentionnées ci-dessus.
Le déroulé de l’enquête non plus n’est pas très clair. Après avoir été accusée d’être l’origine du polonium par la justice anglaise, la Russie a demandé communication des résultats d’analyse sur la base desquels elle se disait capable de déterminer l’origine précise du polonium, chaque producteur étant identifiable à partir du produit. Ces résultats d’analyse n’ont jamais été fournis. En 2013, l’enquête a été enterrée et le dossier fermé six mois plus tard.
Mais ensuite, il y a eu la Crimée, le Donbass, le crash du vol MH17… L’enquête a été rouverte pour donner le résultat que l’on sait maintenant. A la suite des déclarations du juge Owens, David Cameron a déclaré qu’il fallait « punir » la Russie avant d’ajouter quelques heures plus tard, ou le lendemain, que l’Angleterre avait besoin de coopérer avec la Russie sur le dossier Syrien. Or s’il existe des personnes qui connaissent la vérité sur l’affaire, sur l’implication de divers services secrets dans le meurtre de Litvinenko et ceux qui ont suivi, David Cameron doit en faire partie.
En plus, en réfléchissant calmement, pourquoi quelqu’un utiliserait une « arme radioactive » pour tuer un homme quand un couteau, une balle ou un poison traditionnel ferait l’affaire de façon beaucoup plus sûre et moins dangereuse pour le meurtrier lui-même ?
Tout ceci laisse à penser que « l’opération Alexandre Litvinenko » était soit un coup monté pour déstabiliser la Russie et son président, soit, plus vraisemblablement, la récupération médiatique d’un accident de manipulation de polonium par la victime elle-même. L’homme était comme un cadeau du ciel pour les manipulateurs de tous poils à la recherche de « dissidents » prêts à dire du mal de la Russie dans le porte voix des médias occidentaux. Alexandre Goldfarb qui travaillait alors pour la fondation de George Soros a joué tout d’abord le rôle de rabatteur, avant de participer, à Londres à la mise en scène. Je ne pense pas que Boris Berezovsky soit mêlé directement au meurtre mais je crois qu’il y a simplement vu un moyen supplémentaire d’assouvir son désir de vengeance contre le président russe. Il a certainement participé à la mise en scène, il était certainement au courant des dessous de l’affaire et c’est peut-être ce qui est à l’origine du « suicide » qui lui a couté la vie, d’autant qu’on lui prêtait l’intention de rentrer en Russie après avoir demandé le pardon de Vladimir Poutine. Il fallait l’empêcher de parler.

dimanche 24 janvier 2016

« L’ennemi numéro un » de Poutine – 4ième partie (fin)


Nous avons vu, dans les trois premières parties de cet article qui était Mikhaïl Khodorkovski avant le fin de l’URSS, comment il a su tirer profit de ses nombreuses relations au sein du « Komsomol » et du parti communiste et comment il avait construit son « empire » dans les années 90.
Mais, en 2003, tout ceci s’est arrêté et l’homme le plus riche de Russie est devenu son prisonnier le plus célèbre à l’étranger. Mikhaïl Khodorkovski a été arrêté à la descente de son avion, sur un aéroport de Sibérie à la fin de l’année. Il a été déclaré coupable de détournements de fonds, de blanchiment d’argent et de fraude fiscale à grande échelle.
Beaucoup ont crié au scandale, au procès politique, à la vengeance de Vladimir Poutine, à un acharnement d’une justice manipulée contre le « pionnier du capitalisme russe » et un « grand stratège d’entreprise ». Les médias occidentaux s’en sont donné à cœur joie. Il faut dire que, dans ces médias, les membres de l’oligarchie économique mondiale trouvent toujours grâce. Ce sont eux qui détiennent ces médias ! A vrai dire, s’il y a une critique que l’on puisse faire au procès intenté à Mikhaïl Khodorkovski, c’est qu’il ait laissé de côté un grand nombre de ses « collègues » tout aussi coupables des délits reprochés à l’accusé.
Alors, pourquoi lui et lui seul (ou presque) ? Beaucoup de raisons ont été invoquées. Parmi les plus sérieuses nous retiendrons d’abord le fait qu’il ait continué à se servir de sa fortune pour intervenir dans la politique russe. Il finançait des partis, dont le parti communiste, mais surtout il a financé la campagne de nombreux députés qui, une fois élus à la Douma devenaient ses obligés. Il a même été soupçonné de préparer une modification de la constitution et une candidature à la présidence. Les tenants de cette explication en ont conclu, c’est logique, que Vladimir Poutine avait donc voulu le neutraliser pour protéger sa propre réélection. C’est logique, mais c’est peu vraisemblable, il y avait d’autres moyens de contrer les manœuvres de coulisse.
La deuxième explication concernait un projet d’oléoduc en Sibérie vers la Chine. On a commencé à parler de ce projet au moment où la Russie négociait avec la Chine le financement par cette dernière d’un autre tronçon d’oléoduc construit par le monopole d’état « Transneft ». La société « Yukos », aurait financé elle même son projet, entrant en conflit avec le monopole d’état. Un tel projet perturbait effectivement les négociations en cours entre la Chine et la Russie, mais là aussi, la Russie avait d’autres moyens de bloquer le projet, ne serait-ce, par exemple, qu’en invoquant le monopole d’état sur l’ensemble du réseau d’oléoducs et de gazoducs sur le territoire russe.
Le vrai motif, à mon avis, est à chercher ailleurs. Depuis plusieurs mois, Mikhaïl Khodorkovski négociait avec Roman Abramovich, le patron et actionnaire principal de la deuxième société pétrolière de Russie, « Sibneft », la fusion de cette dernière avec « Yukos ». Abramovich avait, en 1995, avec la complicité de Boris Berezovski, pris le contrôle de la société pétrolière dans une vente aux enchères comparable à celle qui avait permis à Mikhaïl Khodorkovski d’acheter « Yukos ». Lorsque Boris Berezovski avait décidé, contraint et forcé de quitter la Russie il avait vendu ses actifs à des prix qui tenaient évidemment compte de son besoin de vendre le plus rapidement possible. Abramovich lui avait racheté ses parts de « Sibneft » pour 1,3 milliards de dollars payés par tranches entre 2001 et 2003. C’est alors qu’ont commencé les négociations de fusion avec Mikhaïl Khodorkovski. Un protocole d’accord avait même été signé par les deux hommes. Si cette fusion était allée à son terme, elle aurait abouti à la création de la plus grande société pétrolière russe et une des quatre plus grandes sociétés pétrolières du monde. Le Kremlin suivait donc l’opération de près.
Ce qui a déclenché l’arrestation de Mikhaïl Khodorkovski c’est la nouvelle que, d’un autre côté, il négociait la vente de quarante pour cent de la nouvelle entité à une société américaine, soit « Chevron », soit « Exxon Mobil ». Cela aurait mis le secteur pétrolier russe sous le contrôle d’intérêts américains, au moment où le Kremlin cherchait à reprendre le contrôle des secteurs de l’énergie et des matières premières sur lequel il a construit une partie importante de la reprise économique du pays.
Cette opération était donc inacceptable et devait être arrêtée. Mais comment présenter la réaction des autorités russes sans risquer de dégrader sérieusement des relations Américano-Russes qui, déjà, n’étaient pas au beau fixe ? Cette vente prévue ne pouvait pas être utilisée comme prétexte. C’est pourquoi Mikhaïl Khodorkovski a été poursuivi pour des délits financiers et fiscaux. C’est ce qui a fait dire à un journaliste américain que Mikhaïl Khodorkovski était l’équivalent russe d’Al Capone[1].
Une fois Mikhaïl Khodorkovski et « Yukos » jugés et condamnés, la société étant dans l’impossibilité financière de payer les arriérés d’impôts et les amendes, a été renationalisée, rendant impossible toute session à des intérêts étrangers à la Russie. D’autre part, Boris Abramovich a cédé, deux ans après, la totalité de Sibneft, à Gazprom pour la somme de 13,1 milliards de dollars.
Voilà pour l’exposé des faits. Mais cela laisse une question importante en suspens : pourquoi Mikhaïl Khodorkovski a-t-il ainsi bravé le gouvernement russe ? J’ai déjà eu l’occasion de dire ce que je pense des capacités intellectuelles de l’homme. Il n’est donc, à mon avis, pas possible qu’il n’ai pas vu le danger qu’il courait en poursuivant ses plans, tant dans le domaine politique que dans celui des affaires. Il ne pouvait pas ne pas évaluer les risques.
Je rappellerai à ce propos qu’il avait reçu un « coup de semonce » au cours de l’été 2003 : son numéro deux, Platon Lebedev avait été emprisonné, alors que lui-même se trouvait aux Etats-Unis. Il aurait pu décider d’y rester, mais il ne l’a pas fait. Pourquoi ?
Je pense qu’il a reçu des garanties que ses « amis » américains ne le « laisseraient pas tomber ». Des « amis » aux rangs desquels se trouvaient tout de même Georges Bush Sr., ou James Baker et les membres Conseil Consultatif du « Carlyle Group ». Lorsqu’il venait à Washington, il était souvent reçu par le vice-président, parfois même par le président. Il avait donc des raisons de se croire protégé. Il avait sans doute mené trop longtemps la vie de plus riche entrepreneur de Russie, membre du cercle des dirigeants économiques choyés par les médias néo libéraux, des personnes qui représentent la fine fleur du système libéral, de ceux auxquels on ne touche pas en Occident, protégés qu’ils sont par une présomption d’innocence d’airain.
Ses amis américains ont vraisemblablement d’autant plus cherché à le rassurer qu’ils avaient besoin de lui en Russie. Mikhaïl Khodorkovski était une des pièces maitresses de leur jeu contre la Russie de Vladimir Poutine. Ils avaient perdu leur « reine » en la personne de Boris Eltsine, ils ne pouvaient pas laisser partir un « fou ». Et puis, au cas où les encouragements ne fonctionneraient pas, il y avait aussi la pression financière. Mikhaïl Khodorkovski comme ses collègues oligarques russes avait déposé d’énormes sommes d’argent à l’étranger, hors de portée de l’état russe, ce qui les mettait tout à fait à la portée des autorités américaines. Quel a été le dosage d’encouragements et de pressions, je n’en ai pas idée, mais le mélange à manifestement fonctionné.
Il est donc rentré en Russie pour poursuivre l’opération qui avait une importance inimaginable pour les Américains, une opération qui aurait mis le pays à leur merci. On pouvait bien, au besoin, « sacrifier » un « fou » pour un tel enjeu. On pouvait sacrifier un « fou » mais pas ruiner complètement les relations entre les deux pays, d’autant que d’autres opérations étaient en préparation. Donc, quand Mikhaïl Khodorkovski a été arrêté, il a eu droit, en Occident, à des déclarations outragées, à une très longue campagne de presse orchestrée dans les médias occidentaux[2], mais guère plus. A peine plus que ce dont ont bénéficié les « Pussy Riot » quelques années plus tard. En effet, les « amis » américains de Mikhaïl Khodorkovski ne sont pas des « amis » au sens russe du terme. Les Etats-Unis n’ont pas d’amis, ils ont des vassaux et la réaction en cas de problème pour un de leurs vassaux n’est pas à la mesure de sa valeur propre, mais à la mesure du tort que l’opération de soutien peut causer à Vladimir Poutine.
Mikhaïl Khodorkovski est donc resté en prison et, après dix ans d’incarcération, il a été gracié par Vladimir Poutine, officiellement en raison du mauvais état de santé de sa mère. Il a immédiatement quitté la Russie pour l’Allemagne dans un premier temps, puis la Suisse. De ses premières déclarations, je retiendrai deux points qui me semblent les plus importants. Le premier concerne Alexei Pitchouguine, le directeur du service de sécurité de « Yukos » condamné à perpétuité pour le meurtre du maire de Nefteyugansk, Vladimir Petukhov. Mikhaïl Khodorkovski lui fait savoir, par voie de presse qu’il ne l’oublierait pas. Le second est l’engagement de ne plus s’occuper de politique en Russie.
Dans le premier cas, le but de Mikhaïl Khodorkovski est clair, Alexei Pitchouguine sait beaucoup de choses qu’il a, jusqu’alors, gardées pour lui et, après la libération de son patron, les autorités vont faire pression sur lui pour qu’il dise ce qu’il sait. On lui dit donc, « ne t’inquiète pas, on s’occupe de ton cas et continue à te taire ».
En ce qui concerne l’engagement de ne plus faire de politique, je pense qu’à ce moment là, Mikhaïl Khodorkovski est sincère. Après dix ans, l’homme qui sort de prison n’est plus celui qui y est entré. Un autre russe, Edouard Limonov, écrivain, dissident politique et créateur du parti « National Bolchévique »,  un habitué des prisons à qui Emmanuel Carrère a consacré un livre, a bien décrit ce qui se passe dans la tête d’un intellectuel prisonnier en longue peine. Pendant les deux premières années ont pense à ce qui nous a conduit là, aux erreurs, aux trahisons et on rêve de vengeance. Après deux ou trois ans on commence à réfléchir à soi-même au sens de sa vie et on fait un profond travail sur soi-même, un travail duquel on ne ressort pas le même.
Pour moi, le nouveau Mikhaïl Khodorkovski avait laissé l’ancien Mikhaïl Khodorkovski derrière lui, dans la prison. Mais l’homme représentait toujours une pièce importante dans le jeu de ses « anciens/nouveaux amis ». La simple mention de son nom garantissait un retentissement international, dans les médias aux ordres, à toute opération à laquelle il serait lié. Pas question de le laisser prendre une « retraite mal méritée ». Le « New York Times » expliquera que son engagement de ne plus faire de politique ne couvrait que la période correspondant à la fin de sa peine et que, par conséquent, après cette date, il était libre de faire ce qu’il voulait. Libre me semble un mot mal choisi en l’occurrence.
Il a donc relancé son mouvement « Open Russia » créé en 2001 et mis en sommeil quelques années plus tard, puis fait un certain nombre de déclarations contenant les attaques habituelles contre la Russie et Vladimir Poutine, mais qui, dans sa bouche donnent l’impression d’avoir plus de poids. Il a annoncé son intention de demander l’asile politique en Grande Bretagne et de « soutenir des candidats libéraux aux prochaines élections législatives russes ». Il a, par exemple, déclaré à la BBC : « Je suis considéré comme une menace par le président Poutine, économiquement en raison de possibles saisies d'avoirs russes à l'étranger, et politiquement car il se peut que j'aide des candidats démocratiques aux prochaines élections (législatives) de 2016». Plus qu’une vraie menace, il n’est qu’un « outil » supplémentaire dans la boîte des Etats-Unis qui continuent à rêver à un changement de régime en Russie.
Alors pourquoi ce mandat d’arrêt émis par la justice russe « pour organisation de meurtre et tentative de meurtre sur deux personnes et plus » et annoncé le 11 décembre dernier ? En réponse, Mikhaïl Khodorkovski a appelé le même jour à une « révolution » en Russie, dénonçant un « coup d’Etat » du président Poutine dont il juge le pouvoir « illégitime »[3].
A mon avis pour deux raisons. La première est que Alexei Pitchouguine condamné à la prison à vie a parlé et donné des indications importantes sur le rôle de Mikhaïl Khodorkovski dans un certain nombre d’assassinats perpétrés par le service de sécurité de « Yukos », dans l’espoir d’une remise de peine. La seconde est l’utilisation de ces renseignements dans le but de « dévaloriser » la personne de Mikhaïl Khodorkovski aux yeux du public et de ses défenseurs en Occident. Ce n’est certainement pas dans l’espoir de voir la Grande Bretagne extrader l’homme vers la Russie !
Doit-on voir un lien entre cette affaire et le jugement extrêmement étrange rendu par un juge anglais dans l’affaire du meurtre d’Alexandre Litvinenko ? J’essaierai de répondre à cette question dans mon prochain article.


[1] La police américaine ne pouvant prouver tous les meurtres dont elle le soupçonnait à fini par le faire condamner pour fraude fiscale. Ce n’est pas, comme le prétend un journaliste français « mal informé », Vladimir Poutine qui a fait la comparaison…
[2] Pour « Le Nouvel Observateur » du 24 octobre 2012, « Khodorkovski fait aujourd’hui, depuis sa prison, l’effet d’un moine combattant, dont le calme apparent sonne comme une forme de résistance ultime au système, mais aussi comme le signe probable d’une ambition politique ». (à propos du documentaire du réalisateur allemand Cyril Tuschi sur « l’Affaire Khodorkovski »).
[3]Le Monde » du 11.12.2015

lundi 18 janvier 2016

"L’ennemi numéro un" de Poutine - 3ième partie


Dans les deux premières parties de cette série d’articles, j’ai présenté l’homme Mikhaïl Khodorkovski et sa première grande entreprise, la banque « Menatep ». Nous avons vu comment il a pu, grâce à ses relations mettre la main fin 95 sur la société pétrolière Yukos.
Voyons maintenant ce qui s’est passé pour « l’homme le plus riche de Russie » de 1995 à 2003. En 1995, la privatisation des entreprises n’était pas terminée. Restaient encore à privatiser les fleurons de l’économie soviétique. Ce sera bientôt chose faite par l’intermédiaire d’un prêt accordé à l’état par un groupe de sept oligarques qui ont obtenu en garantie de ce prêt les actions de ces dernières sociétés. Dès le départ, tout le monde savait que l’état russe ne serait pas en position de rembourser à l’échéance fixée à douze mois. Le prêt a donc servi de prétexte au transfert des actions de ces sociétés.
Mais un problème s’est posé juste après la mise en place du prêt qui courait de septembre 95 à septembre 96 : des élections. Un détail en somme, les élections législatives, d’abord, en décembre 1995, puis l’élection présidentielle en juin 1996. L’élection présidentielle de 1996 a été la dernière étape de la prise de pouvoir par les oligarques russes. Qu’on en juge.
Les élections législatives avaient produit, en décembre 95, des résultats de nature à inquiéter sérieusement les nouveaux maîtres de la Russie. La liste du Parti Communiste arrivait en première place avec 22,30% de voix. Les médias commencèrent à parler de la revanche des Communistes à l'élection présidentielle qui devait avoir lieu l'année suivante.
En février 1996, à moins de six mois des nouvelles élections présidentielles la cote du président Eltsine était au plus bas. Avec l'effondrement de l'économie russe, la guerre de Tchétchénie, les scandales de la privatisation qui étaient évidemment connus de la population, les sondages lui donnaient environ 6% des intentions de vote. Son concurrent direct, le communiste Guennady Zhouganov, lui, était crédité de plus de 18% des intentions de vote. Son succès semblait assuré.
Mais, au Kremlin, un homme tirait les ficelles dans l'ombre: Boris Berezovsky. Il fit appel aux financiers qui avaient déjà participé au sauvetage de l'Etat eltsinnien quelques mois plus tôt. En mars 1996, il organisa une réunion au Kremlin à laquelle participaient outre les proches collaborateurs du président (dont Anatoly Tchoubaïs), Mikhaïl Fridman, Vladimir Goussinsky, Mikhaïl Khodorkovsky, Vladimir Potanine, Alexandre Smoliensky, Vladimir Vinogradov et lui-même, bien entendu.
Boris Eltsine leur demanda leur aide pour financer sa campagne électorale. Ils n'avaient pas vraiment le choix. Il s'agissait pour eux, avant tout, de sauver leur situation personnelle et de tirer profit de l'opération de prêt qui n'avait pas encore été dénouée et qui serait certainement remise en cause par un nouveau président communiste. Ils participèrent donc largement au financement de la campagne du président candidat. Mais plus encore, ils mirent à sa disposition les médias qu'ils contrôlaient et qui étaient les plus puissants du pays. Vladimir Goussinsky était le propriétaire du groupe NTV qui comptait la première chaîne de télévision privée et des magazines. Boris Berezovsky était l'actionnaire principal de la première chaîne de télévision, la seule qui avait une couverture nationale. Il était également propriétaire du groupe de presse Kommersant. La campagne, dirigée par Anatoly Tchoubaïs, a été orchestrée sur le thème : "Boris Eltsine ou le retour au chaos". Au premier tour, les deux candidats arrivés en tête étaient Boris Eltsine (35,28% des suffrages) et Guennady Zhouganov (32,03%). Au second tour, Eltsine l'emportait avec 53,72% des voix. Il bénéficiait d’un accord avec le Général Alexandre Lebed, candidat arrivé troisième au premier tour avec 14,7% des voix.
Au lendemain de la victoire orchestrée par Anatoly Tchoubaïs, ce dernier était nommé à la tête de l'administration présidentielle, l'organisme le plus puissant politiquement de Russie à l'époque. En octobre, Boris Berezovsky était nommé vice secrétaire du Conseil de Sécurité Nationale.
Après cette réélection, le pouvoir de Boris Berezovsky et des oligarques semblera ne plus connaître de limites, ce qui achèvera de dégoûter la population de ses dirigeants. Le sentiment de puissance et d'impunité atteindra un tel niveau que Boris Berezovsky déclarera sans aucune gêne dans une interview au "Financial Times" en novembre 1996 que "plus de la moitié de l'économie de la Russie est contrôlée par sept financiers, qui ont financé la campagne électorale de Boris Eltsine".
Mais, même si effectivement les oligarques croyaient contrôler l’économie russe et le gouvernement, un vieux réflexe leur venant d’expériences soviétiques les empêchait de croire tout à fait à la réalité de leur puissance et de leurs fortunes. Ils craignaient toujours que quelque chose ne se passe qui les priverait de leurs avoirs dont l’état reprendrait possession. Le sentiment d’avoir acquis ces richesses dans des conditions « discutables » devait certainement renforcer cette sensation. C’est la raison pour laquelle ils ont tous procédé à des « exportations » de capitaux. Les sorties de capitaux de Russie à cette époque se comptaient en centaines de milliards de dollars. Ce faisant, ils se mettaient entre les mains d’intérêts politiques étrangers dont ils ne mesuraient certainement pas à l’époque la puissance.
Mikhaïl Khodorkovski ne faisait pas exception à cette règle. En 1998, Khodorkovski a été poursuivi devant un tribunal américain sous les accusations de complicité de blanchiment d’argent sale, au sein de sa propre banque, Menatep et à la « Bank of New-York ». Visiblement, il avait des amis très influents aux USA car il sera acquitté. Quelques mois plus tard, le directeur de la « Bank of New-York » était assassiné dans son appartement de Monaco par les membres d’une soi-disant, selon les bruits qui ont couru à l’époque, « mafia russe » qu’il aurait trompée dans le scénario du blanchiment d’argent provenant de la drogue.
En Russie, Mikhaïl Khodorkovski comme ses « collègues », s’est mis en tête d’étendre son empire. Les principaux oligarques ne s’étaient pas retrouvés à leur place parce qu’ils étaient de brillants gestionnaires d’entreprise. Pour la plupart ils avaient simplement, pour reprendre une citation de Mikhaïl Prokhorov (ex copropriétaire de Norilsk Nikel) « … eu la chance de se trouver au bon endroit au bon moment. » Ils se sont donc lancés dans des opérations de rachat de concurrents comme dans une sorte de gigantesque Monopoly. Ces rachats ne se faisaient évidemment pas toujours de façon « classique ». La corruption, corruption de fonctionnaires en particulier faisait partie des méthodes les plus courantes de même que la violence de temps en temps. La liste est longue de chefs d’entreprises qui ont été tués dans des conditions peu souvent élucidées dans les années 90. Les Moscovites avaient d’ailleurs une expression quand on leur parlait d’un nouvel homme d’affaire assassiné, ils disaient : « Encore un qui a oublié de partager ».
A une époque où les fonctionnaires, de même que les employés des sociétés d'état (il fut un temps où les employés de sociétés d'état soviétique ne savaient plus à qui appartenait leur société) ne recevaient plus leurs salaires que de façon épisodique, beaucoup ont cédé à la tentation, d'autant que refuser pouvait signifier risquer sa vie. Et risquer sa vie pour quoi, pour quel pays, pour quel idéal ?
A la fin des années 90, Mikhaïl Khodorkovski était donc en conflit avec le maire de Nefteyugansk, le premier maire de la ville élu au suffrage populaire, Vladimir Petukhov. L’enjeu du conflit était le contrôle de la société pétrolière Yuganskneftegaz. Petukhov a réussi à tenir tête au patron de Yukos qui voulait privatiser l’entreprise, allant jusqu’à envoyer une lettre à Boris Eltsine pour dénoncer les agissements de Mikhaïl Khodorkovski, le non paiement des impôts par Yukos et demandant la mise à pied de plusieurs hauts fonctionnaires locaux achetés par Yukos.
La position de Yukos qui était à la fois l’employeur numéro un et le premier contribuable de la ville était devenue extrêmement délicate. Sous la pression de ses administrateurs étrangers, Yukos cherchait à transférer à la ville les responsabilités sociales qui, dans le système soviétique, revenaient à l’entreprise. D’où les revendications de la mairie en matière d’impôts.
La lutte a duré jusqu’au 26 juin 1998, quand Vladimir Petukhov a été abattu alors qu’il rentrait chez lui à pied. Son garde du corps a été grièvement blessé.
Il me semble évident que Mikhaïl Khodorkovski n’a évidemment pas participé à la fusillade, mais aussi qu’il n’a pas donné l’ordre de tuer son rival. Il est trop intelligent pour faire cela de cette façon, sachant que les soupçons pèseraient immédiatement sur lui du fait de la lutte pour le contrôle de Yuganskneftegaz. D’ailleurs, plusieurs sources citées par « BNE Intellinews » (http://www.intellinews.com/) ont rapporté qu’il avait été particulièrement contrarié quand on lui avait annoncé la nouvelle, alors qu’il fêtait son 35ième anniversaire à Moscou.
Il n’en reste pas moins que le chef de la sécurité de la société Yukos, Alexeï Pitchugin a été condamné à perpétuité pour l’organisation sur le terrain de ce meurtre, ainsi que de celui d’autres personnes qui s’étaient dressées sur le chemin de son patron, alors que le vice président de Yukos, Leonid Nevzlin qui s’est réfugié en Israël a été condamné par contumace pour la coordination des opérations. Dans une société où le président contrôlait à peu près tout, ce genre de décision ne pouvait lui être complètement étrangère. Mikhaïl Khodorkovski devait au minimum savoir qu’existait au sein de Yukos une « équipe action » qui s’occupait des adversaires trop virulents de leur patron, ce qui, en droit, faisait de lui un complice.
Dans un article daté du 27 juin 1998, le quotidien moscovite « The Moscow Times » rapportait le meurtre, de Vladimir Petukhov, expliquant que le maire de Nefteyugansk, ville autour de laquelle la société Yukos avait de nombreux puits d’extraction, avait été tué de plusieurs balles dans la poitrine et à la tête et que son garde du corps avait été grièvement blessé. Il décrivait également l’émotion causée dans la ville et les manifestations qui ont suivi le meurtre. Puis le journaliste se lançait dans une critique du maire et de ses activités privées ainsi que de celles de sa femme, sans doute pour éloigner les lecteurs de la piste Yukos, ou tout au moins en ouvrir d’autres. Il terminait sur les déclarations de Natalya Mandrova, porte parole de Yukos qui, évidemment, rejetait la responsabilité de ce meurtre et contestait les affirmations du maire à propos du non paiement d’une partie importante des impôts dus.
La veuve de Vladimir Petukhov, Farida Islamova, ne partageait pas cet avis et elle a écrit un livre dont la version anglaise a été lancée à Prague en juin dernier, dans lequel elle accuse Mikhaïl Khodorkovski d’être le responsable du meurtre de son mari. Elle a renouvelé l’accusation pendant la cérémonie de lancement du livre.
La justice russe au début des années 2000 a décidé de ne pas poursuivre Mikhaïl Khodorkovski sur ces chefs d’accusation. En revanche, elle a retenu le chef de fraude fiscale à grande échelle. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que Yukos et donc son patron et copropriétaire sont coupables de fraude fiscale. La seule question qui me semble légitime à ce sujet est plutôt : pourquoi seulement Mikhaïl Khodorkovski et pas les autres oligarques et chef d’entreprises privatisées qui ont tous pratiqué la fraude fiscale dans les années 90 ?
La raison est qu’il fallait absolument stopper les activités de l’homme le plus riche de Russie sur des motifs qui ne risquent pas de trop détériorer les relations de la Russie avec l’Occident. Il a été condamné pour des délits qu’il a effectivement commis mais en raison de manœuvres beaucoup plus dangereuses pour le pays.
Pendant toutes les années 90 ou presque, Mikhaïl Khodorkovski a tissé un réseau de relations dans les milieux dirigeants américains. Il a, par exemple, créé en 2001, un fonds qu’il a appelé « Russie Ouverte », sur le modèle du célèbre fonds « Open Society » (Société Ouverte) du milliardaire Georges Soros, et a invité au conseil de ce fonds des personnalités comme Henry Kissinger et Lord Jacob Rothschild. L’objet de ce fonds était de promouvoir la démocratie en Russie. Le simple nom de ces deux membres montre sans équivoque de quelle type de démocratie il s’agit.
Mikhaïl Khodorkovski était en effet très entouré par les autorités américaines qui le considéraient comme un allié dans la place. Non pas un espion, dans sa position ce n’était pas possible, mais un héraut des idées néolibérales. Ses moyens financiers lui ouvraient toute sortes de tribunes desquelles répandre les idées chères aux dirigeants américains et ainsi, espéraient-ils affaiblir le pouvoir de Vladimir Poutine et la Russie en général. Pas besoin de payer ce genre d’alliés, il suffit de l’entourer d’honneurs divers comme le faire recevoir par des personnalités du monde des affaires et de la politique américain.
Mikhaïl Khodorkovski a ainsi été coopté au Conseil Consultatif du « Carlyle Group », une société américaine très fermée de gestion d’actifs financiers, qui déclarait dans son dernier rapport annuel un montant de 150 milliards de dollars d’actifs en gestion. Le Conseil Consultatif d’une telle société est composé de « personnalités de poids », comme Georges Bush Sr., ou James Baker. Y entrer est évidemment une incroyable marque de reconnaissance pour un dirigeant issu d’une privatisation plus que douteuse et en mal de respectabilité. Même les gens intelligents sont manipulables quand ils laissent, pour un temps, leur égo à la manœuvre.
« On » attendait de lui, en retour, une fidélité sans faille à la doxa néo libérale. Il avait donc, à ce moment, coupé les ponts avec son pays d’origine qui lui, sous la direction de Vladimir Poutine commençait à chercher une troisième voie entre le communisme qui avait échoué et le libéralisme qui déjà commençait à montrer ses limites.
Jusque là, les écarts de l’oligarque russe, vis à vis de son pays étaient surtout formels. Mais, et c’est cela qui lui a valu les poursuites judiciaires, il préparait LA grande trahison, celle qui allait lui valoir dix ans de prison. (à suivre)