mardi 7 avril 2015

Les USA en guerre contre les Etats-Unis (I)

Ceci est le premier d'une série de cinq articles consacrés à l'évolution de la société américaine depuis 2001 et à l'influence dangereuse de ce pays sur la paix du monde, ou ce qui en reste.

Première partie : Le besoin de "narrative"

Les citoyens américains ne savent pas que leur pays est en guerre. Leurs dirigeants ne veulent pas le savoir. Les uns ne savent pas, les autres ne veulent pas savoir qu’ils sont en guerre contre eux-mêmes. Il y a pourtant des indices. Par exemple, s’ils se demandaient vraiment, sérieusement, d’où vient le terrorisme qu’ils prétendent combattre maintenant. Ou, pour s’arrêter à des questions plus concrètes, la police de New York a-t-elle vraiment besoin de fusils d’assaut et de mitrailleuses, ou encore, la police d’un comté de campagne a-t-elle vraiment besoin de véhicules blindés renforcés pour protéger les policiers des mines artisanales postées sur le bas-côté de la route, comme en Irak ? Les USA sont en guerre contre leurs intérêts réels et contre leur population.
La défense incohérente de leur hégémonie sur le monde et de leurs intérêts financiers les mène à une catastrophe programmée. Le seul espoir d’une Europe aveugle, peureuse et désorientée (parce que peureuse) est de ne pas trop souffrir des derniers moments de l’effondrement. Plus nos liens avec les Etats-Unis seront forts et plus nous souffrirons.
Le comble est que nous avons encore le choix, je devrais plutôt dire un certain choix. Nous pouvons encore prendre des mesures pour limiter les dégâts. Mais il faudrait pour cela couper un cordon que les autorités américaines, de leur côté s’emploient à renforcer le plus possible. Les moyens sont multiples mais reposent essentiellement sur la manipulation, ou, dit plus directement, la « capacité des Etats-Unis à modeler l’opinion » chère à Barak Obama[1].
Cette capacité s’effrite sérieusement ces derniers temps, mais les dirigeants européens sont trop intoxiqués encore pour s’en apercevoir. Quant aux autorités américaines elles ont commencé à voir le danger et leur réaction a été comme d’habitude, violente. L’affrontement leur tient lieu de réflexion depuis longtemps. Comme disent les Russes « tu t’énerves, Jupiter, donc tu as tort »[2].
Le besoin de « narrative » à usage externe et à usage interne.
Les autorités américaines ont besoin de construire un ou des « récits » (narratives) à usage externe, ceux qui leur servent précisément à « façonner l’opinion mondiale » mais ils les utilisent également pour soigner la dissonance cognitive que leur comportement agressif provoque. C’est ainsi qu’est née le premier « récit » de l’histoire américaine, la notion de « Destinée Manifeste », théorisée en 1845 par le journaliste américain, John O’Sullivan. Il cherchait à établir une sorte de « base morale » à la colonisation du continent nord américain. Selon lui, « C'est notre destinée manifeste de nous déployer sur le continent confié par la Providence pour le libre développement de notre grandissante multitude. »
Comme l’explique Françoise Clary de l’Université de Rouen, « En introduisant l’expression au milieu de l’année 1845, le journaliste John O’Sullivan, offrait aux Américains un mythe propre à légitimer le développement de l’empire. Associant deux idées, démocratie et empire, il justifiait la spoliation des ethnies qui côtoyaient les Anglo-Américains ».
Le danger de l’utilisation du « récit » est qu’il est addictif et amène inéluctablement, plus ou moins rapidement, à évoluer dans une sorte de monde virtuel d’où sont exclues toutes les informations qui risqueraient de mettre en doute ce « récit ». Dimitri Medvedev, alors président de la Fédération de Russie pointait précisément ce danger en expliquant que le problème principal des relations USA-Russie résidait dans le fait que le premier pays vivait dans un monde virtuel, alors que le second vivait dans le monde réel.
Plus récemment, Jay Ogilvy un analyste de la société Stratfor[3] créée par Georges Friedman[4], expliquait que le désir de diaboliser Vladimir Poutine et la volonté de considérer l’Ukraine comme un pays d’Europe de l’Est comme un autre empêchaient les médias américains de voir ce qui se passe réellement en Ukraine.
Aucun dirigeant américain, ou presque ne semble échapper à cette addiction. Les symptômes sont toujours les mêmes, excès confiance en soi et en la destinée manifeste des Etats-Unis, mais surtout une étonnante sorte de « cécité sélective ». Ainsi, en septembre 2014, le président Obama citait la stratégie américaine au Yémen comme un modèle de ce qu’il fallait faire selon lui en Irak et en Afghanistan. L’histoire n’a pas mis longtemps à juger cette politique.
Car c’est un autre symptôme du même mal : la tendance à faire toujours la même chose en s’attendant à chaque fois à un résultat différent. Albert Einstein pensait que c’était une bonne définition de la folie. Faut-il en conclure que l’abus de « récit » conduit à la folie. Si on en juge par l’évolution de la situation en Europe et aux risques de guerre que nous fait courir la crise ukrainienne, on pourrait en effet le penser.
L’abus de « récit » contribue à une sorte d’asphyxie du cerveau, privé du matériel nécessaire à la réflexion : le faits. En excluant systématiquement les faits qui contredisent un raisonnement initial, on bloque toute possibilité de nouveau raisonnement et le cerveau « rouille ».
La maladie a depuis longtemps traversé l’Atlantique mais, grâce au ciel, un certain nombre de journalistes (assez peu il est vrai dans les médias officiels), d’analystes et même de politiques semble immunisés, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe.


[1] Discours à West Point en mai 2014. Dans ce discours il expliquait également : « les Etats-Unis demeurent la nation indispensable. Il en a été ainsi au siècle dernier et cela se poursuivra dans le siècle à venir « .
[2] Andrew Lack, nouveau directeur du BBG (US Broadcastings Board of Governors), dans le cadre d’une interview au New York Times en janvier 2015 mentionne la chaine RT (Russia Today) comme une menace à laquelle son agence doit faire face au même titre que l’Etat Islamique ou Boko Haram.
[3] Stratfor, société privée d’analyse géopolitique, est souvent surnommée la “CIA privée”
[4] Georges Friedman s’est illustré récemment en donnant une interview au quotidien russe « Kommersant » dans lequel il expliquait que les autorités américaines avaient organisé le coup d’état en Ukraine en 2014, avant de conclure dans une impressionnante contorsion sémantique que c’était à cause du désir expansionniste de la Russie.

mardi 24 mars 2015

Ukraine : les enjeux de la lutte des oligarques


J’exposais hier les premières étapes de ce que j’ai appelé la guerre des oligarques ukrainiens. Cette guerre se déroule en fait entre deux clans, mais ceux-ci sont représentés par deux personnes qui ont émergé des luttes de pouvoir toujours présentes depuis les années 90, mais exacerbées par les évènements de 2014 et le coup d’état qui a porté Piotr Poroshenko au pouvoir. Il s’agit, évidemment du président Poroshenko et du gouverneur de la région de Dniepropetrovsk, Igor Kolomoïski. C’est, bien entendu, une lutte pour des intérêts économiques, mais aussi une lutte pour le pouvoir en Ukraine.
La première bataille évoquée hier s’est jouée sur le terrain de deux sociétés d’état dans lesquelles Igor Kolomoïski a des positions de contrôle, Ukrtransnafta et Ukrnafta. Deux sociétés des secteurs du pétrole et du gaz, mais surtout propriétaires des principaux réseaux de gazoducs et oléoducs en Ukraine.
Lundi, en réponse à l’attaque de Piotr Poroshenko, Igor Kolomoïski annonçait qu’il bloquait les comptes du président dans sa banque, Privat Bank. Une source russe parlait d’un total de cinquante millions de dollars ainsi bloqués, mais je n’ai pas pu avoir de confirmation de ce chiffre par une autre source. Le principe même du gel des comptes est important. D’autre part, Piotr Poroshenko doit être prudent dans sa riposte concernant Privat Bank car c’est la plus grande banque du pays et sa disparition porterait un coup mortel à une économie ukrainienne déjà bien faible.
A noter également, les allusions plutôt bienveillantes  faites par le même Igor Kolomoïski à propos des républiques de Donetsk et Lougansk. Prépare-t-il le terrain à une possible entente ?
La virulence de la réaction du gouverneur de Dniepropetrovsk a inquiété suffisamment Piotr Poroshenko pour qu’il décide d’envoyer deux bataillons de la garde nationale dans cette région, pour y maintenir le calme, peu soucieux de se retrouver avec une nouvelle région en sécession.
Il s’agit donc, maintenant, de beaucoup plus que des escarmouches. Que peut-il sortir de cet affrontement. En regardant les forces en présence, et à supposer que les deux hommes soient seuls face à face avec leurs armées, il me semble que l’avantage irait à Igor Kolomoïski. Mais Piotr Poroshenko doit le savoir. On peut donc se demander pourquoi il a lancé l’affrontement ? La réponse la plus évidente est qu’il se sait soutenu par ses parrains américains.
Le ministre russe des affaires étrangères, Serguei Lavrov, interrogé sur la position américaine à propos des accords de Minsk déclarait : « Selon nos informations, tout en saluant oralement les accords de Minsk, les Américains s'efforcent de les interpréter à leur manière, et cette interprétation est ensuite reproduite à Kiev. J'ignore ce qui va en premier – si l'interprétation de Kiev est soutenue par les USA ou si les parties se concertent avant que Kiev annonce sa position. Le jour de l'adoption par le parlement de ce décret très controversé, transgressant et allant à l'encontre des accords de Minsk, le Vice-président Joe Biden a téléphoné au Président ukrainien Piotr Porochenko pour le féliciter de l'adoption de ce document interprété par Lougansk et Donetsk comme un trait tiré sur le règlement conformément aux accords du 12 février. »
Les Etats-Unis sont maintenant proches de devoir admettre une cuisante défaite en Ukraine. L’objectif de départ d’organiser un changement de pouvoir qui leur permettrait de contrôler l’ensemble du pays est tout près d’échouer, de même que la tentative de forcer la Russie à intervenir militairement s’est heurtée au calme du président russe. La tentative plus limitée mais tellement plus importante de mettre la main sur la péninsule de Crimée a, elle, totalement échoué. Et pourtant, quel enjeu ! Chasser la flotte russe de Sébastopol, y installer une base de l’Otan et ainsi contrôler totalement la Mer Noir après en avoir chassé la Russie ! Les plans d’installation en Crimée étaient prêts ! Et voilà qu’en quelques jours, au terme d’une manœuvre reconnue par de nombreux pays comme un cas d’école, la Crimée obtenait son rattachement à la Fédération de Russie, sans effusion de sang. Le président Poutine avait de bonnes raisons de se réjouir dans l’interview qu’il a donnée récemment à l’occasion du premier anniversaire du rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie.
Quel peut être maintenant leur objectif avant une sortie peu glorieuse ? Le but ultime, quand tout le reste aura échoué est sans doute de laisser derrière soi un chaos le plus total possible. La méthode a été utilisée dans d’autres pays. Mais il y a encore un objectif important pour les Etats-Unis, c’est d’organiser la reprise en main de tous les tubes qui traversent l’Ukraine à destination de l’Europe par un gouvernement à la solde de Washington. Nous venons d’assister à la première phase d’une telle opération dans l’affrontement qui oppose Piotr Poroshenko à Igor Kolomoïski. Le succès de l’opération mettrait l’Europe à la merci des Etats-Unis pour ses approvisionnements en gaz. Au moment où un nombre de plus en plus grand de pays européens met en cause la politique américaine, cette arme serait la bienvenue.
Quelles chances ont-ils d’y parvenir ? On peut imaginer raisonnablement qu’après avoir montré ses propres « muscles » qui sont puissants, et si cela n’est pas suffisant, Igor Kolomoïski va tenter un rapprochement avec les républiques de Donetzk et de Lougansk. L’interview de ce jour dans laquelle il réclame que Kiev tienne ses promesses en matière de régionalisation est une indication dans ce sens. Si cela devait se produire le sud et l’est de l’Ukraine représenteraient une force trop importante pour Kiev. Dans ces conditions, une aide militaire et des livraisons d’armes à Piotr Poroshenko pourraient sembler la seule issue possible au parti de la guerre qu’il soit ukrainien ou américain. On en viendrait à la deuxième option, créer le chaos et se retirer en laissant l’Union Européenne et la Russie régler le problème ce qui ne manquerait pas de les affaiblir économiquement tous les deux. Maigre consolation.
Cela dit, on peut aussi se poser des questions sur l'efficacité des livraisons d'armes américaines quand on sait que les armes livrées par ce pays au Yémen ont mystérieusement disparu. On parle de cinq cent millions de dollars d'armes et de matériels en tous genres.

dimanche 22 mars 2015

Les oligarques ukrainiens se font la guerre


Les luttes politiques en Ukraine se doublent maintenant, comme c’était prévisible, de luttes économiques. Maïdan qui devait apporter au peuple ukrainien la démocratie et la « prospérité européenne » n’aura finalement été qu’un immense jeu de chaises musicales.
Les premiers manifestants voulaient se débarrasser des oligarques qui les gouvernaient et de la corruption quasi généralisée dans les milieux politiques. Pour finir, ils ont échangé les oligarques au pouvoir contre d’autres oligarques et la corruption n’a pas disparu, ce sont simplement les circuits qui ont changé. La grande oubliée dans l’affaire a été, bien entendu, la démocratie. On avait oublié d’expliquer aux Ukrainiens que les dirigeants de l’Union Européenne avaient une vision très édulcorée de la démocratie[1].
Jusqu’à présent, les changements s’étaient fait dans la coulisse, sans éclats publics. Cela vient de changer. Le président Poroshenko a remplacé le directeur général de la société Ukrtransnafta, société d’état qui est propriétaire des oléoducs ukrainiens. Le directeur précédent était un homme d’Igor Kolomoïski, le nouveau directeur est un homme de Piotr Poroshenko. Quelle différence cela fait-il me direz-vous puisque de toute façon il s’agit d’une société d’état ? Cela fait en réalité une grande différence à cause des pratiques du pays[2]. Le directeur général peut négocier des tarifs préférentiels avec ses « patrons » ce qui permet de détourner une part importante des bénéfices, il peut également décider qui a accès au réseau et qui n’y a pas accès. La société pétrolière russe Lukoil en sait quelque chose qui a du fermer une de ses raffineries à cause de cela.
Ainsi donc, le gouvernement a décidé que ce ne seraient plus les mêmes qui profiteraient de la situation. Jeudi le parlement a passé une loi permettant aux autorités de reprendre le contrôle de ces sociétés[3]. Il a nommé un nouveau directeur général qui a été installé par les forces de police car son prédécesseur ne voulait pas céder la place. Le soir même, Igor Kolomoïski s’invitait dans les locaux avec quelques hommes de main qui défoncèrent la porte pour entrer. Il s’agissait selon lui, de « consulter » des documents relatifs au changement de direction.
Selon le site ukrainien Ukraïnskaya Pravda[4] (http://www.pravda.com.ua/) le ministre de l’énergie, Vladimir Demchishin était sur place et c’est lui qui a pris la décision de ne pas faire appel à la police pendant le raid de Kolomoïski. Ce dernier aurait, paraît-il, toujours selon ce site d’information très populaire en Ukraine, menacé de se déplacer à Kiev avec deux mille de ses volontaires pour faire valoir ses droits sur cette société, mais aussi sur Ukrnafta, une autre société pétrolière d’état dans laquelle il est actionnaire minoritaire, mais dont il contrôle la direction.
Jusqu’à présent, la plupart des oligarques ukrainiens avaient fait profil bas. Leurs engagements politiques ne leur servaient qu’à protéger leurs intérêts financiers. Il y avait eu quelques luttes publiques, quelques meurtres, mais l’intérêt de tous était évidemment de maintenir un calme propice aux affaires. Le seul oligarque d’importance qui ait été éliminé du jeu politique a été Pavlo Lazarenko.
Après avoir commencé sa carrière politique comme gouverneur de la région de Dniepropetrovsk, il est devenu premier ministre de Leonid Kutchma. A cette période, la société « United Energy System of Ukraine, » (YESU) a connu un développement extrêmement rapide pour devenir le plus grand groupe industriel et financier d’Ukraine. Lazarenko était considéré comme le plus riche oligarque de la région de Dniepropetrovsk et un actionnaire caché de cette société. La position de Lazarenko l’a mis en conflit avec un certain nombre de puissants intérêts et est même allé jusqu’à le faire considérer comme un danger par le président Kutchma. Il a été accusé de corruption, détournement de fonds publics et transferts illégaux à l’étranger. Le parlement ukrainien a suspendu son immunité parlementaire en 1999. Lazarenko a réussit à s’enfuir pour être arrêté aux Etats-Unis et accusé de blanchiment d’argent. Un tribunal de San Francisco l’a condamné en 2006 à neuf ans d’emprisonnement.
Cela a sonné le glas de la société YESU qui a été sortie du marché du gaz pour être ensuite rachetée par morceaux par les anciens concurrents de Lazarenko. On notera au passage que Youlia Timoshenko s’est lancée dans la politique et les affaires au côté de Lazarenko, comme directrice de YESU de 1995 à 1997.
Mais depuis cette affaire, aucun oligarque d’un tel niveau n’avait subit ce sort. Est-ce ce qui se prépare pour Igor Kolomoïski ? Les temps ont changé et Kolomoïski dispose de quelques arguments dont ne disposait pas Lazarenko. Dans le domaine politique, nommé gouverneur de Dniepropetrovsk avant l’élection de Poroshenko, il est toujours considéré comme l’homme qui a empêché la région de Dniepropetrovsk de faire sécession. Son collègue de Donetsk, Serguei Taruta n’a pas eu le même succès.
C’est un des plus riches oligarques d’Ukraine. Sa fortune est estimée, suivant les sources entre 1,3 et 3 milliards de dollars. La différence s’explique par l’opacité dont les oligarques entourent leurs affaires. Il est à la tête de la plus grande banque d’Ukraine, Privat Bank[5] et contrôle quatre chaînes de télévision dont deux ayant une couverture nationale.
Mais surtout, il a su nouer des liens avec les partis nationalistes dont il est un bailleur de fonds et il a organisé un bataillon militaire, Azov, qui bien que faisant partie des forces de sécurité du pays, n’obéira vraisemblablement qu’à celui qui assure les soldes mensuelles et l’équipement. Dans un pays en guerre civile, c’est un argument de grand poids.
Piotr Poroshenko se sent-il tout à coup assez fort pour s’attaquer à un adversaire de cette taille ? Son utilisation du double discours, un quand il est à l’étranger et négocie à Minsk et un autre quand il rentre en Ukraine ne le laisse pourtant pas supposer. Ses sponsors étrangers l’ont-ils convaincu qu’il devait lutter sérieusement contre la corruption pour continuer à recevoir l’aide du FMI ?
Une chose semble acquise, c’est qu’aucun oligarque n’est intéressé par l’introduction des standards de concurrence libre et équitable, car cela signifierait un changement complet de nature de leurs activités. D’autre part, les parrains américains de la révolution ukrainienne ne sont pas gênés par ce genre de pratiques. On l’a vu une première fois quand ils ont soutenu le régime de Boris Eltsine en Russie dans les années 90.
Une occasion a été perdue il y a environ un an. Les populations de l’Est de l’Ukraine auraient peut-être pu se joindre à celles de l’Ouest dans un mouvement commun contre l’oligarchie et la corruption. Mais une issue plus ou moins pacifique de ce genre ne faisait pas les affaires du département d’état américain. Ainsi, l’exaltation du nationalisme ukrainien, la place donnée aux mouvements d’extrême droite comme Pravyi Sector ont joué un rôle de repoussoir pour les russophones du Donbass, alors que les partisans de l’ancien président Ianoukovich, de leur côté agitaient l’épouvantail de la menace fasciste.
La lutte des oligarques est une nouvelle péripétie de la lente descente aux enfers d’un pays qui a succombé aux sirènes cyniques de l’Union Européenne et des Etats-Unis.


[1] Se référer, par exemple aux déclarations de Jean-Claude Junker à propos de la Grèce : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Pour les Français, souvenons nous de 2005 !
[2] Pratiques que j’ai pu observer dans la Russie de Eltsine des années 90 sous « protectorat » des conseillers américains
[3] Cette loi, en particulier, abaisse le quorum requis pour la validation des votes dans les réunions de sociétés dont l’état est actionnaire
[4] Ce portail n’aurait pas, selon une étude de Slawomir Matuszak du «Center for Eastern Sutides » de Varsovie de lien avec le milieu des affaires tout puissant dans les médias ukrainien (« The influence of business groups on Ukrainian politics »)
[5] On apprenait samedi que Kolomoïski avait fait bloquer les comtes de Piotr Poroshenko dans cette banque!

samedi 28 février 2015

Boris Nemtsov : quatre pistes pour un meurtre


La nouvelle de l’assassinat de Boris Nemtsov, ancien vice-premier ministre de Boris Eltsine a déclenché la série de réactions stéréotypées habituelles. Les médias occidentaux accusent à mots couverts le gouvernement et, bien évidemment le président. A Genève, la Tribune titre : « L'opposant russe Nemtsov abattu devant le Kremlin ». « Opposant » et « Kremlin » dans la même phrase, le message est lancé. En France, « 20 minutes » opte pour un titre un peu plus neutre, mais met rapidement en exergue une citation d’un autre opposant, Mikaïl Kassianov qui a déclaré sur la scène de crime :  «En 2015, un chef de l'opposition tué sous les murs du Kremlin. Cela dépasse l'imagination». Sous les murs du Kremlin est un peu exagéré, il s’en faut d’environ six à huit cent mètres. Mais la formule fait mouche et c’est l’essentiel.
Pour le « Nouvel Obs », Nemtsov a été tué « devant le Kremlin » et l’article commence par la citation de Kassianov mentionnée plus haut. Puis il mentionne la réaction originale de François Hollande qui qualifie le crime « d’odieux » là on peut le suivre tout en regrettant tout de même que ses apitoiements soient si sélectifs. Il poursuit en parlant, à propos de Nemtsov d’un « défenseur de la démocratie » et là il a dû être mal renseigné.
Autre réaction politique prévisible, celle du président Obama qui parle de « meurtre brutal » et appelle "le gouvernement russe à rapidement mener une enquête impartiale et transparente". Depuis le temps que les Etats-Unis financent l’opposition de Nemtsov, on comprend que cette perte l’agace. Cependant, la population russe est au courant de ces financements et c’est en partie pourquoi ses chances politiques s’étaient évanouies depuis longtemps. La réaction aurait pu être plus violente, elle ne l’a pas été.
Du côté russe, évidemment, on parle d’une manœuvre de déstabilisation, ce que les journalistes occidentaux aiment appeler à l’américaine, un « faulse flag ». On ne peut se réjouir de la mort d’un être humain, mais cette fois je suis content que le « faulse flag », si c’en est un, n’ai pas coûté la vie à tous les passagers d’une avion de ligne. Mais je ne crois pas que cela en soit un.
Quatre axes s’ouvrent aux enquêteurs.
Le premier, les affaires. Boris Nemtsov n’est pas moscovite d’origine, Eltsine l’a fait venir de Nijnyi Novgorod dont il était gouverneur. Il y avait également des affaires qui lui ont permis de gagner beaucoup d’argent dans les années 90. A cette époque où les nouveaux riches se permettaient tout, il avait même tourné un clip vidéo avec quelques collègues en politique (Irina Khakamada et Anatoly Tchoubaïs) dans lequel ils expliquaient qu’ils étaient hors du besoin. Avec un salaire de gouverneur ? Peu probable. Mais il y a maintenant longtemps que l’on ne tue plus ses concurrents en affaire en Russie. C’était bon pour les années 90 où on ne pouvait compter sur des lois qui n’existaient pas encore. Je ne crois pas à cette version.
Le second axe serait la politique. Nemtsov a créé un parti, le « Parnass », avec Mikhaïl Kassianov et Nikolaï Rizhkov. Ils avaient réussit récemment à « pousser » Rizhkov hors du parti. Peut-être Nemtsov voulait-il en prendre la tête. N’oublions pas qu’il y aura des élections à la Douma l’année prochaine. Il y aurait eu une réaction au sein du parti pour l’empêcher d’en prendre la direction. Possible, mais je ne suis pas convaincu.
Troisième axe, la provocation. C’est celle qui me semble la moins plausible. Ecartons tout de suite les Etats-Unis qui font toujours un suspect intéressant dans ce genre de circonstances. Ils n’avaient aucune raison de se débarrasser d’un homme politique qu’ils finançaient depuis longtemps et qui avait une bonne image à l’étranger. L’investissement n’avait pas encore commencé à « payer ». Il serait un peu facile d’accuser l’Ukraine. On trouvera toujours là-bas un grand nombre de déséquilibrés prêts à jouer ce genre de jeu, mais de là à passer à l’action. Ce n’est pas si facile de tuer un homme. Je veux dire de le tuer tout en échappant aux enquêteurs. Quand à la Russie et à son président, c’est sans doute eux qui ont le plus à perdre dans l’opération, surtout si le tueur échappe à la police.
Mais c’est surtout le mode opératoire qui me fait éliminer cet axe. Qui dit provocation dit commanditaire, nous venons de traiter ce point et exécutant. La police nous dit, et cela semble confirmé par les témoins, il y a eu six à sept coups de feu. Quatre ont touché Boris Nemtsov dans le dos. Un professionnel ne tire pas six ou sept fois pour tuer. Il tire deux fois. Le premier coup pour « fixer » la cible, le second pour la tuer. Le mode opératoire ne correspond pas à un contrat exécuté par un professionnel. Il y a dans l’acharnement du tireur un côté émotionnel certain. Il ne voulait pas seulement tuer Nemtsov, il voulait se venger de ce que celui-ci lui avait fait. Le désire de vengeance me semble évident, et il s’agit d’une vengeance personnelle.
Il semblerait donc qu’il faille chercher dans la direction de la jeune fille qui accompagnait la victime. D’autant que celle-ci n’a pas été visée. Si elle faisait partie d’un complot en vue de l’assassinat le tueur aurait eu tout intérêt à éliminer un tel témoin potentiel gênant. Mais si elle est l’enjeu d’une rivalité, il est normal que le tueur l’épargne.
La première question à laquelle j’aimerais avoir une réponse est la suivante : Boris Nemtsov était-il le seul partenaire de cette jeune femme ?

jeudi 26 février 2015

Poutine avait tout prévu !


Je ne m’arrête presque jamais aux déformations de réalité ou mensonges de mes confrères. Cela prend du temps, il faut faire des recherches dans de nombreux journaux ou magazines, pour quel intérêt ? Faut-il encore prouver que la presse système ne fait plus d’information mais de la communication pour ne pas dire de la manipulation ? Qui en doute encore ?
Mais ce matin, internet m’a servi le sujet « sur un plateau ». Pas de recherches à faire, il suffit de lire quatre ou cinq articles.
Tout a commencé avec le titre accrocheur de LCI : « L'œil du web : l'invasion de l'Ukraine par la Russie planifiée de longue date ? » Le point d’interrogation final ne vous aura pas échappé. Point d’interrogation ou conditionnel sont devenu les alibis habituels de ceux qui par paresse, ignorance ou pression éditoriale ne prennent pas la peine de recouper leurs sources. Mais le lecteur non entrainé ne voit pas ces points et c’est l’essentiel. Il se souviendra plutôt de « l'invasion de l'Ukraine par la Russie », une invasion qui n’a pas eu lieu.
Ainsi donc, le président russe a tout manigancé depuis le départ. Le scénario était écrit, et comme les médias occidentaux lui donnent la paternité de tout ce qui se passe en Russie, c’est lui qui a tout prévu et exécuté. Chapeau !
Je ne doute pas qu’il soit un chef d’état que de nombreux citoyens du monde envient à la Russie, même aux Etats-Unis ! Mais un tel pouvoir semble tout de même suspect, non ?
Je fais donc un détour par « Le Parisien » qui commence son article comme suit : « Un journal russe révèle un document qui montre comment la dégradation de la situation en Ukraine aurait été sciemment préparée par la Russie pour servir ses intérêts. » Ici, pas de point d’interrogation, mais le conditionnel. En plus, l’article comporte un lien vers l’article du journal russe qui n’est autre que « Novaya Russia », un quotidien fondé avec l’aide de Mikhaïl Gorbatchev, l’ancien président de l’Urss.
L’auteur du papier du « Parisien » n’a certainement pas lu l’article, sinon il ne présenterait pas l’affaire comme il le fait. En revanche, il n’omet pas de mentionner que plusieurs journalistes de « Novaya Gazieta » ont été assassinés ces 15 dernières années, notamment Anna Politkovskaïa, spécialiste de la guerre en Tchétchénie.
Petit détour par le Luxembourg et « L’Essentiel » ou j’apprends que « Toutes ces étapes qui font qu’aujourd’hui l’Ukraine est embourbée dans un conflit inextricable étaient inscrites noir sur blanc dans un document confidentiel du Kremlin que le journal russe d'opposition « Novaya Gazeta » publie ce mercredi, indiquent nos confrères de France Info. » (là aussi un lien vers le site du quotidien russe)
La Tribune de Genève parle d’un « cessez le feu globalement respecté » mais rien du grand plan machiavélique russe. Rien en Angleterre non plus sur ce sujet particulier.
C’est dans le « New York Times » que j’ai trouvé la présentation la plus factuelle, avant, bien entendu, les commentaires russophobes habituels. « A memo drafted in the weeks leading up to the collapse of the Ukrainian government last year recommended that Russia take advantage of the chaos next door to annex Crimea and a large portion of southeastern Ukraine, a Russian newspaper reported on Wednesday, printing what it said was a document that had been presented to the presidential administration. »
La phrase se termine par « un document qui a été présenté (le quotidien russe dit « déposé ») à l’administration présidentielle. » On est donc assez loin du soupçon de manipulation des évènements. Pour le quotidien américain, le document n’a pas été rédigé par l’administration présidentielle, mais lui aurait été « présenté ».
Voyons maintenant ce qui dit l’article qui a lancé ce mouvement, dans « Novaya Gazeta » (je recommande aux russophones de rendre une visite au site). « В распоряжении «Новой» оказался документ, который, предположительно, в период между 4 и 12 февраля прошлого, 2014 года был «занесен» в администрацию президента.»
Le journaliste russe parle d’un document qui aurait été « hypothétiquement » « déposé » à l’administration présidentielle entre le 4 et le 12 février 2014. Le « New York Times » a donc vu (presque) juste. Il a seulement oublié de reproduire le mot « hypothétiquement ». On ne retiendra pas contre lui la différence entre « déposé » et « présenté ».
Vous imaginez une histoire comme, par exemple : « La France avait programmé le chaos en Lybie. Un document déposé à l’Elysée avant les bombardements et qui contient le scénario de l’intervention le prouve ». Cela vous paraîtrait crédible ? Essayez d’imaginer comment on peut « déposer » un document à l’Elysée. Et qui a écrit ce document ? Je sais, un nom vous vient à l’esprit ! Ce n’est pas lui, un tel document n’existe pas. Quel journaliste français aurait pu écrire cela ? Mais quand il s’agit de la Russie, tout esprit critique disparaît pour peu que l’on tienne « une bonne histoire ».
Le mémo prétendument remis au Kremlin mentionnait une probable dislocation de l’Ukraine. Quiconque connaît l’histoire de ce pays peut faire ce genre de pronostique. Il prévoyait la réaction de la Crimée et l’opportunité de la faire alors rentrer dans la Fédération de Russie. Mais depuis 1991, chaque fois qu’il se passe quelque chose d’inquiétant en Ukraine, la Crimée se réveille et réclame son indépendance. Ce ne sont que des évidences pour ceux qui connaissent la région et son histoire, pas besoin d’un « mémo » pour s’en rendre comte.
Il y est dit également que Yanoukovich ne restera pas longtemps à la tête du pays. Des prévisions comme celle là, je peux vous en proposer une aussi : Poroshenko ne restera pas longtemps à la tête du pays. Il le sait, d’ailleurs, il a envoyé sa famille à l’abri à l’étranger et j’imagine que ses économies ne sont pas dans une banque de Kiev en grivnas. Mme Nuland d’ailleurs, ne cache pas sa préférence pour le premier ministre Arséni Yatseniuk (« Yats »).
En revanche, le mémo recommande de saisir l’occasion pour annexer une partie de l’Ukraine, en plus de la Crimée, mais la Russie n’en a rien fait. Il prédisait aussi une zone de rébellion probable autour de Kharkov qui ne s’est pas matérialisée et enfin, il ne mentionnait pas Donetsk.
Donc, avec un peu de logique et d’esprit critique, il n’était pas difficile de démonter le stratagème. Mais, vous n’y pensez-pas, mon bon monsieur ? Quel bon titre ! On ne peut pas laisser passer une telle occasion, enfin !
Je faisais la remarque ce matin par téléphone à un confrère qui est loin de partager mon point de vue sur la région et sur la Russie en général. Il m’a répondu : « peut-être, mais c’est la Russie ». Faut-il ajouter quelque chose ?

mercredi 18 février 2015

La dernière chance de l’Europe ?


En lisant les medias occidentaux qui s’étendent avec complaisance sur l’hypothétique “isolation” de la Russie, je ne peux m’empêcher de penser à la blague du fou qui, s’étant emparé d’une échelle, regarde par dessus le mur de l’asile où il est enfermé. Avisant un passant sur le trottoir il lui demande : « vous êtes nombreux là-dedans ? »
Il serait temps d’ouvrir les yeux et de chercher à voir qui isole qui et qui est isolé de qui. Prenons le cas de la Russie. Depuis plusieurs années, elle s’éloigne de plus en plus de l’Europe. Est-ce une volonté de sa part ? C’est plutôt l’Union Européenne qui a repoussé la Russie. Après la chute de l’URSS et du communisme qui est le fait de la Russie, ne l’oublions pas, celle-ci se voyait comme un pays européen. Elle a alors cherché à se rapprocher de l’Union Européenne.
Qui a décidé de la fin de l’empire soviétique ? Boris Eltsine. En décembre 1991 il a signé avec ses collègues présidents d’Ukraine et de Biélorussie un accord qui constatait la disparition de l’Urss en tant que sujet de droit international. Puis il a encouragé les anciennes républiques socialistes à prendre leur autonomie « autant d’autonomie que vous pourrez en digérer ». La décision de Boris Eltsine avait été rendue possible par la politique de Mikhaïl Gorbachev qui a accepté la réunification de l’Allemagne alors qu’il aurait encore pu, à l’époque, s’y opposer, et a même proposé l’édification d’une « maison commune » européenne, assurant la sécurité à tous les pays d’Europe, y compris la Russie.
En novembre 1990, une réunion des chefs d’états européens et des Etats-Unis s’est tenue à Paris pour discuter précisément de ce que pouvait être cette nouvelle Europe de la paix. Le sommet a proposé une charte de la sécurité européenne qui n’a pas été acceptée à cause, en particulier, de l’opposition… des Etats-Unis. Quand, ensuite, la Russie a dû organiser son passage à l’économie de marché, elle a fait appel à des conseillers européens et américains qui ont organisé le chaos économique, politique et social des années 90.
Mais la phase la plus forte de rejet de la Russie a débuté en 2009 avec le projet de la Commission Européenne (c’est à dire de fonctionnaires appointés, non de représentants élus des peuples européens) dit du « partenariat oriental », dans lequel l’Europe inclut six états de l’ancienne Union soviétique, l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Moldavie, mais surtout la Géorgie, l'Ukraine et la Biélorussie, en mai 2009. Ce partenariat n’est pas proposé à la Russie, avec laquelle on n’en discute même pas…
C’est à partir de ce moment que la Russie a commencé à regarder sérieusement vers l’est.
N’oublions pas non plus que de 1993 à 2009, l’Otan n’avait cessé de se rapprocher des frontières russes, trahissant au passage les promesses faites à Mikhaïl Gorbachev par les dirigeants allemand (Helmut Khol, pour le convaincre d’accepter la réunification de l’Allemagne en 1990) et américain (Georges HW Bush au sommet de Malte en 1989, pour le convaincre de se retirer pacifiquement des pays du Pacte de Varsovie). Ces promesses faites par deux hommes ont ensuite été reprise par la presque totalité des responsables des pays de l’Otan, si l’on en croit Jack Matlock, ambassadeur des Etats-Unis en Urss de 1987 à 1991. Et pourtant, à son sommet de Madrid en 1994, l’Otan annonçait son intention d’accueillir de nouveaux membres et au sommet de Bucharest en 2008, l’Otan annonçait que la Géorgie et l’Ukraine allaient entrer dans l’Otan.
Et non seulement la Russie a commencé à se rapprocher de l’Asie mais elle a pris conscience de l’intérêt qu’elle avait à faire valoir la personnalité asiatique de la Russie.
C’est également le moment où on va prendre conscience du basculement du monde vers les pays émergents et en particulier l’Asie. Donc, c’est vrai, depuis plus de six ans, la Russie s’éloigne de plus en plus de l’Europe et même, disons, du « bassin atlantique » pour reprendre l’expression chère à Jacques Sapir. Les pays occidentaux, vivant sur la vieille idée de leur domination du monde, en ont conclu que la Russie était donc « isolée du reste du monde ».
Mais éloignons notre nez de la planisphère telle qu’on l’utilise en Europe (c’est à dire centrée sur l’Europe) et regardons ce qui se passe vers la droite. Une fracture s’est dessinée entre l’Union Européenne et la Russie. Malheureusement pour elle, la ligne de fracture entre ces deux « plaques tectoniques » traverse l’Ukraine et donc, pour le moment, le pays est en plein tremblement de terre.
Plus loin, la Russie, elle, est en train de se réorganiser. Elle s’est résolument tournée vers l’Asie et d’autres pays émergents. C’est, au départ une façon pour elle d’exister, de retrouver le statut de puissance qui lui est refusé par l’Europe et les Etats-Unis. Petit à petit elle a trouvé sa place dans diverses organisations asiatiques dont certaines avaient été créées sans elle. La Chine a créé en 1996 un groupe de pays asiatiques appelé le « groupe des cinq » ou le « groupe de Shanghai ». Ce groupe s’est structuré en 2001 en accueillant de nouveaux membres dont la Russie, pour devenir ce que nous appelons aujourd’hui  l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS). Elle comportait au départ six pays : la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. A ces pays se sont ajoutés des membres observateurs : la Mongolie en 2004, l’Inde, l’Iran et le Pakistan en 2005 et l’Afghanistan en 2012. Ce statut a été refusé aux Etats-Unis et au Japon. Cette année, sous la présidence russe de l’OCS, l’Inde et le Pakistan devraient devenir membres à part entière.
Une fois l’Inde et le Pakistan devenus membres, l’OCS représentera une population de plus de 2,7 milliards d’habitants, soit environ 40% de la population mondiale.
La Russie est également membre de l’APEC qui regroupe 21 pays de la zone Asie-Pacifique dont la Chine et les Etats-Unis.
L’Union Européenne ne participe à aucune de ces organisations internationales. On mentionnera également que, du fait de son importante population de religion musulmane, la Russie fait partie de l’organisation des Etats Islamiques. Mentionnons enfin les BRICS, plus connus en Europe et qui regroupent Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud. Cette organisation n’était au départ qu’un acronyme inventé par un banquier américain. C’est aujourd’hui une organisation qui s’est dotée en 2014, lors du sommet de Fortaleza, au Brésil, d'une banque de développement basée à Shanghai et d'un fonds de réserve. La banque est dotée d'un capital de 50 milliards de dollars qui doit être porté à 100 milliards de dollars d’ici 2016.
Revenons donc à notre carte du Monde. Si c’est la carte européenne que nous mentionnions ci-dessus, à droite de l’Union Européenne nous voyons un pays-continent, la Russie qui a tissé des liens étroits avec l’Asie, nouveau centre d’équilibre du monde. A gauche, au delà de l’océan, se trouvent les Etats-Unis. Ils sont aujourd’hui liés à l’Europe par l’Otan. Mais ils peuvent toujours  pivoter à leur gauche vers l’Asie et le Pacifique. Que peut faire l’Europe si elle se détache complètement de la Russie ? Signer l’accord transatlantique qui finira d’en faire un vassal des Etats-Unis ? Vers où pourrait-elle se tourner ? Sa seule chance de ne pas devenir une région de deuxième zone est de trouver un langage commun avec la Russie qui lui servirait alors de « pont » vers l’Asie.
De cela, évidemment, les Etats-Unis ne veulent pas et, de leur point de vue, leur position est logique. Mais de leur point de vue uniquement. En effet, une Union Européenne qui s’entendrait avec la Russie réaliserait leur pire cauchemar : une union eurasiatique puissante capable de défier leur hégémonie déclinante. Ils s’y opposent donc de toutes leurs forces et l’Ukraine n’est pour eux qu’un prétexte pour éloigner l’Union Européenne de la Russie.
Du point de vue européen, c’est un piège extrêmement dangereux, dans lequel il ne faut tomber à aucun prix. Il en va de la prospérité des pays de l’Union Européenne. Hélène Carrère d’Encausse a analysé la situation dans de nombreux textes et conférences et je lui emprunterai pour terminer la conclusion d’une conférence qu’elle a faite à Paris en novembre 2014 : « Le temps est venu de considérer que l’Europe existe et qu’il y a une vraie politique européenne, qu’elle n’est pas une annexe de l’Otan, qu’elle est un grand continent, avec une grande civilisation, et qu’elle doit prendre son destin en main. »

dimanche 15 février 2015

Ukraine : le travail n'est pas terminé !


Après une longue nuit de négociations à Minsk, la semaine dernière, Angela Merkel, François Hollande, Petro Poroshenko et Vladimir Poutine ont mis au point un nouvel accord censé résoudre le problème ukrainien, ou, en tout cas, au moins arrêter l’effusion de sang. Il reste cependant de nombreux problèmes à régler.
Première problème : les protagonistes directs de la guerre civile en Ukraine (Kiev, Donetsk et Lougansk) ne se sont pas rencontrés directement. L’accord final devra pourtant bien avoir lieu entre eux.
Deuxième problème : Petro Poroshenko dispose-t-il, dans son pays, de l’autorité nécessaire pour faire appliquer cet accord. Le lendemain même de la signature, le responsable du bataillon Azov, et leader du « Secteur Droit » Dimitri Yarosh, ne déclarait-il pas qu’il n’était pas engagé par le nouvel accord de Minsk et qu’il continuerait les combats dans le cadre de sa propre stratégie. Mais plus encore, cet accord prévoit une modification constitutionnelle qui requiert 2/3 des votes à la Rada Suprême. Le parti au pouvoir à Kiev disposera-t-il encore d’une telle majorité cet automne ?
Troisième problème : celui-ci est lié au second. Kiev vient aussi de signer un accord avec le FMI un accord dit de Mécanisme Elargi De Crédit (MEDEC). Mais certains points de cet accord auront du mal à « passer ». Quelle sera la réaction de la population déjà éprouvée, quand les prix du gaz seront doublés (une première fois cette année, une seconde, l’année prochaine) ? L'accord prévoit aussi que Kiev prenne de vraies mesures pour lutter contre l’énorme corruption qui gangrène le pays. Qu’adviendra-t-il alors de la majorité à la Rada ? Sans l’argent promis par le FMI, le pays va à la faillite. Il n’est même pas certain qu’il y échappe avec l’argent promis…
Quatrième problème : quid de la position américaine ? Français et Allemands ont décidé de « prendre le taureau par les cornes » alors que les Etats-Unis semblaient se préparer à livrer des armes à Kiev. On ne peut que les en féliciter. Mais si on regarde sérieusement la situation, que cela plaise ou non à Angela Merkel et à François Hollande (et à certains autres d’ailleurs), les Américains sont partie prenante à cette guerre qui est précisément une guerre par procuration entre les Etats-Unis et la Russie.
Or les Américains n’avaient qu’un seul représentant à Minsk, Petro Poroshenko. Ils ne sont pas engagés par les accords dits de « Minsk II ». Le problème n’est donc pas réglé. Il l’est d’autant moins quand on pense, par exemple, qu’au printemps, quelques 400 parachutistes américains seront envoyés à Lvov dans l’ouest de l’Ukraine pour entrainer les troupes de Kiev. La guerre par procuration pourrait devenir une guerre directe et ceci sur le territoire européen. On comprend donc la réaction des dirigeants allemands et français.
Mais le travail n’est pas terminé et ce qui reste à faire est peut-être le plus difficile compte tenu de la soumission de la plupart des pays européens vis à vis des Etats-Unis. Il faut convaincre ces derniers de ne plus se mêler de ce qui se passe en Ukraine, de cesser d’utiliser l’Union Européenne comme outil pour défier la Russie, de jouer sur les divergences d’opinions au sein même de cette Union Européenne pour promouvoir leurs intérêts propres.
Le moment est venu, en espérant qu’il ne soit pas trop tard, de prendre ses distances avec les milieux dirigeants américains et leur politique nihiliste et égoïste. En ce qui concerne la France, la vente de Rafales à l’Egypte et la livraison des Mistrals à la Russie seraient des signes intéressants. Mais il faut aller plus loin.
Un premier pas, simple techniquement mais psychologiquement très difficile, serait de suspendre l’aide économique de l’Union Européenne à l’Ukraine. Cela mettrait les Etats-Unis devant leurs responsabilités, comme le suggérait Jacques Sapir dans un article publié hier sur son site : « Ceci permettrait à l’Allemagne et à la France, si elles osaient parler clair et fort à Washington, de contraindre les Etats-Unis à s’engager de manière décisive dans le processus de paix. Sinon, l’ensemble du coût de l’Ukraine reposerait sur les Etats-Unis, et il est clair qu’en ce cas, le Congrès se refuserait à financer de telles dépenses, qui pourraient d’ici les 5 prochaines années atteindre les 90-120 milliards de dollars.”
Encore un effort Angela et François, s’il vous plaît !