Première partie : Le besoin de "narrative"
Les citoyens américains ne savent pas que leur pays est en guerre. Leurs
dirigeants ne veulent pas le savoir. Les uns ne savent pas, les autres ne
veulent pas savoir qu’ils sont en guerre contre eux-mêmes. Il y a pourtant des
indices. Par exemple, s’ils se demandaient vraiment, sérieusement, d’où vient
le terrorisme qu’ils prétendent combattre maintenant. Ou, pour s’arrêter à des
questions plus concrètes, la police de New York a-t-elle vraiment besoin de
fusils d’assaut et de mitrailleuses, ou encore, la police d’un comté de
campagne a-t-elle vraiment besoin de véhicules blindés renforcés pour protéger
les policiers des mines artisanales postées sur le bas-côté de la route, comme
en Irak ? Les USA sont en guerre contre leurs intérêts réels et contre
leur population.
La défense incohérente de leur hégémonie sur le monde et de leurs intérêts
financiers les mène à une catastrophe programmée. Le seul espoir d’une Europe
aveugle, peureuse et désorientée (parce que peureuse) est de ne pas trop
souffrir des derniers moments de l’effondrement. Plus nos liens avec les
Etats-Unis seront forts et plus nous souffrirons.
Le comble est que nous avons encore le choix, je devrais plutôt dire un
certain choix. Nous pouvons encore prendre des mesures pour limiter les dégâts.
Mais il faudrait pour cela couper un cordon que les autorités américaines, de
leur côté s’emploient à renforcer le plus possible. Les moyens sont multiples
mais reposent essentiellement sur la manipulation, ou, dit plus directement, la
« capacité des Etats-Unis à modeler
l’opinion » chère à Barak Obama[1].
Cette capacité s’effrite sérieusement ces derniers temps, mais les
dirigeants européens sont trop intoxiqués encore pour s’en apercevoir. Quant
aux autorités américaines elles ont commencé à voir le danger et leur réaction
a été comme d’habitude, violente. L’affrontement leur tient lieu de réflexion
depuis longtemps. Comme disent les Russes « tu t’énerves, Jupiter, donc tu as tort »[2].
Le
besoin de « narrative » à usage externe et à usage interne.
Les autorités américaines ont besoin de construire un ou des « récits »
(narratives) à usage externe, ceux qui leur servent précisément à « façonner l’opinion mondiale » mais
ils les utilisent également pour soigner la dissonance cognitive que leur
comportement agressif provoque. C’est ainsi qu’est née le premier « récit »
de l’histoire américaine, la notion de « Destinée Manifeste »,
théorisée en 1845 par le journaliste américain, John O’Sullivan. Il cherchait à
établir une sorte de « base morale » à la colonisation du continent
nord américain. Selon lui, « C'est notre destinée manifeste de nous
déployer sur le continent confié par la Providence pour le libre développement
de notre grandissante multitude. »
Comme l’explique Françoise Clary de l’Université de Rouen, « En introduisant l’expression au milieu de
l’année 1845, le journaliste John O’Sullivan, offrait aux Américains un mythe
propre à légitimer le développement de l’empire. Associant deux idées,
démocratie et empire, il justifiait la spoliation des ethnies qui côtoyaient
les Anglo-Américains ».
Le danger de l’utilisation du « récit » est qu’il est addictif et
amène inéluctablement, plus ou moins rapidement, à évoluer dans une sorte de
monde virtuel d’où sont exclues toutes les informations qui risqueraient de
mettre en doute ce « récit ». Dimitri Medvedev, alors président de la
Fédération de Russie pointait précisément ce danger en expliquant que le
problème principal des relations USA-Russie résidait dans le fait que le
premier pays vivait dans un monde virtuel, alors que le second vivait dans le
monde réel.
Plus récemment, Jay Ogilvy un
analyste de la société Stratfor[3]
créée par Georges Friedman[4],
expliquait que le désir de diaboliser Vladimir Poutine et la volonté de
considérer l’Ukraine comme un pays d’Europe de l’Est comme un autre empêchaient
les médias américains de voir ce qui se
passe réellement en Ukraine.
Aucun
dirigeant américain, ou presque ne semble échapper à cette addiction. Les
symptômes sont toujours les mêmes, excès confiance en soi et en la destinée
manifeste des Etats-Unis, mais surtout une étonnante sorte de « cécité
sélective ». Ainsi, en septembre 2014, le président Obama citait la
stratégie américaine au Yémen comme un modèle de ce qu’il fallait faire selon
lui en Irak et en Afghanistan. L’histoire n’a pas mis longtemps à juger cette
politique.
Car
c’est un autre symptôme du même mal : la tendance à faire toujours la même
chose en s’attendant à chaque fois à un résultat différent. Albert Einstein
pensait que c’était une bonne définition de la folie. Faut-il en conclure que
l’abus de « récit » conduit à la folie. Si on en juge par l’évolution de
la situation en Europe et aux risques de guerre que nous fait courir la crise
ukrainienne, on pourrait en effet le penser.
L’abus
de « récit » contribue à une sorte d’asphyxie du cerveau, privé du
matériel nécessaire à la réflexion : le faits. En excluant
systématiquement les faits qui contredisent un raisonnement initial, on bloque
toute possibilité de nouveau raisonnement et le cerveau « rouille ».
La
maladie a depuis longtemps traversé l’Atlantique mais, grâce au ciel, un
certain nombre de journalistes (assez peu il est vrai dans les médias
officiels), d’analystes et même de politiques semble immunisés, aussi bien aux
Etats-Unis qu’en Europe.
[1]
Discours à West Point en mai 2014. Dans ce discours il expliquait
également : « les Etats-Unis demeurent la nation indispensable. Il en
a été ainsi au siècle dernier et cela se poursuivra dans le siècle à
venir « .
[2] Andrew
Lack, nouveau directeur du BBG (US
Broadcastings Board of Governors), dans le cadre d’une interview au New
York Times en janvier 2015 mentionne
la chaine RT (Russia Today) comme une menace à laquelle son agence doit faire
face au même titre que l’Etat Islamique ou Boko Haram.
[3]
Stratfor, société privée d’analyse géopolitique, est souvent surnommée la “CIA
privée”
[4]
Georges Friedman s’est illustré récemment en donnant une interview au quotidien
russe « Kommersant » dans lequel il expliquait que les autorités
américaines avaient organisé le coup d’état en Ukraine en 2014, avant de
conclure dans une impressionnante contorsion sémantique que c’était à cause du
désir expansionniste de la Russie.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire