Les médias occidentaux
posent souvent la question : sommes nous revenus au temps de la Guerre
Froide ? Au delà de la facilité de langage qui séduit les paresseux, le
concept même de guerre froide s’applique-t-il à la situation actuelle de
tension entre les Etats-Unis et la Russie ?
Si l’on considère que la
guerre froide n’était qu’une confrontation entre deux idéologies à vocation
planétaire, la réponse est non. L’une des deux idéologies a disparu et elle a
été remplacée en Russie par un système qui n’est ni le communisme, ni le
libéralisme, et qui ne cherche pas à s’étendre. La Russie ne veut pas
reconstruire un empire, elle le dit par la voix de son président et de ses
politiques et le fait que l’Occident ait fait le choix de ne pas le croire ne
transforme pas ces déclarations en mensonges.
Cela dit, il s’agit
effectivement d’un système différent et au moment où surgissent des doutes
sérieux sur l’efficacité et la légitimité du système libéral, les gens peut
sûrs d’eux-mêmes ont du mal à accepter les différences. Ils se sentent menacés
et donc deviennent agressifs.
La fin de la Guerre
Froide a été annoncée à plusieurs reprises, mais elle a eu lieu dans des
conditions qui manquent de clarté et c’est ce manque de clarté qui laisse
penser qu’il n’y eut pas réellement fin. Essayons d’analyser les évènements
pour mieux comprendre la situation actuelle.
L’erreur fondamentale,
semble-t-il, a été de confondre la fin de la Guerre Froide avec la fin du
communisme. Ce sont en fait deux évènements différents bien qu’ils soient tous deux
la conséquence d’une seule et même politique lancée par Mikhaïl Gorbachev. Un
seul homme, ou presque, a provoqué un changement radical du monde en cette fin
de vingtième siècle.
Né le 2 mars 1931 dans la région de Stavropol, dans le sud du pays, entre
la Mer Caspienne et la Mer Noir, Mikhaïl Gorbachev ne faisait pas partie de la
« couche sociale intermédiaire[1] »
comme le mentionne Andrei Grachev[2].
Il fait des études de droit à l’Université de Moscou (МГУ) où il devient chef
du bureau du Komsomol[3] de
l’Université avant d’être admis au parti communiste en 1952. C’est là qu’il
rencontre celle qui va devenir son épouse, Raïssa, une brillante étudiante en
philosophie.
De retour à Stavropol, Mikhaïl Gorbachev y gravira les échelons de
l’administration locale jusqu’au poste de premier secrétaire du comité régional
du Komsomol, en 1961. Puis, deux ans plus tard, il était à la tête du comité
chargé des problèmes d’organisation du comité régional du parti communiste. En
1968, à trente sept ans, il devenait deuxième secrétaire du comité régional du
parti.
Sa progression dans la direction du parti de la région de Stavropol lui
permit de nouer des relations haut placées à Moscou, dans des conditions moins
formelles qu’il n’aurait pu le faire dans la capitale. En effet, près de
Stavropol se trouve la station thermale de Mineralnye Vody ou les dirigeants
âgés aimaient venir se soigner. Stavropol était une sorte d’étape sur la route
de la station.
C’est ainsi que, par exemple, Mikhaïl Gorbachev fit la connaissance de
Iouri Andropov en 1969. Le chef du KGB se prit de sympathie pour le jeune
dirigeant local et il protègera sa carrière jusqu’à sa mort. C’est en grande
partie à lui que Mikhaïl Gorbachev devra sa progression au plus haut niveau de
la hiérarchie à Moscou[4].
En avril 1970, il devenait secrétaire général du comité régional du parti
communiste de la région de Stavropol, le plus jeune dirigeant de région de
l’Union Soviétique.
Huit ans plus tard, il était nommé à Moscou comme secrétaire du comité
central du parti. Il était, de nouveau, le plus jeune occupant de ce poste.
Mikhaïl Gorbachev est nommé secrétaire général du parti communiste d’Union
soviétique à un moment où les dirigeants ont conscience que le système est sur
le point de se bloquer complètement. D’autre part, le pays sort d’une série de
funérailles nationales qui a sérieusement entamé son moral. Leonid Brejnev a
été remplacé par deux secrétaires généraux qui ont tenu leur poste à peine un
an chacun, soit trois enterrements en à peu près trois ans.
Ces deux éléments ont pesé dans la décision de choisir un
« jeune » secrétaire. Mikhaïl Gorbachev a moins de 55 ans. Son
arrivée provoque immédiatement un espoir extrêmement fort dans l’ensemble de la
population. Le lancement de la « glaznost » encourage cet espoir et
les stades se remplissent de jeunes qui scandent « peremen ! »
(changement).
Mikhaïl Gorbachev lance aussi la « perestroïka », réforme
économique qui autorise la propriété privée dans certaines conditions et
aboutira en novembre 1986 à la loi sur les activités de travail individuel et à
la création de sociétés privées.
La personnalité du nouveau secrétaire général et les premières annonces
vont être à l’origine d’un immense espoir dans une population fatiguée
d’entendre de vieux dirigeants répéter sans fin les mêmes discours auxquels
plus personne ne croit, pas même ceux qui les prononcent. Les attentes de la
population sont si fortes qu’elles en peuvent qu’être déçues.
En revanche, dans le domaine de la politique internationale, la vision
avant-gardiste du nouveau maître du Kremlin fera des merveilles. Convaincu que
l’énergie employée à entretenir la guerre froide pourrait être réorientée
utilement vers les réformes intérieures et que la dissuasion nucléaire faisait
courir un grand risque à l’ensemble de l’humanité, Mikhaïl Gorbachev lance
alors des initiatives visant à provoquer une réelle détente dans les relations
entre les deux blocs. A-t-il conscience à ce moment qu’il est en train de
préparer la fin de l’Union Soviétique ? Certainement pas, car ce n’est pas
son objectif. Il veut réorganiser et moderniser le système existant, pas le
remplacer.
Pourtant, il s’agit d’un tournant stratégique de première importance. Il ne
peut qu’être motivé par une nouvelle vision du monde en contradiction avec
celle des dirigeants soviétiques qui l’ont précédé. Elle est d’ailleurs
également en contradiction avec la vision qui domine dans le monde occidental. Certains
analystes comme Gérard Grasset ont parlé d’intuition « l’intuition
fulgurante des intérêts généraux, la conviction aussitôt acquise et fermement
assurée[5] ».
Dès le début de son mandat, il renvoie les dirigeants des républiques
soviétiques à leurs responsabilités : « Je tiens à ce que vous
sachiez que nous respecterons désormais les principes d’égalité entre les Etats
et de non-ingérence dans la politique intérieure de nos voisins, principes que
nous n’avons jamais réellement appliqués jusqu’ici. Vous êtes donc responsables
du bon fonctionnement de vos institutions. Nous avons besoin de la perestroïka
et nous allons l’appliquer chez nous. Libre à vous d’en faire de même[6] ».
Il s’agit d’une prise de position de première importance. La Russie renonce
à imposer sa loi par la force dans les pays du pacte de Varsovie. Ce jour là,
vraisemblablement sans en avoir conscience, Mikhaïl Gorbachev vient de décider
la fin de l’Union Soviétique. En effet, s’il avait employé la force, aucun de
ces pays n’aurait pu résister.
La suite sera logique : le 8 décembre 1987, Mikhaïl Gorbachev et Ronald
Reagan signent le traité de Washington sur les armes nucléaire à courte et
moyenne portée. En mars 1988, les deux hommes se retrouvent à Genève. La Russie
annonce son intention de se retirer d’Afghanistan. Le retrait sera effectif un
an plus tard.
Le grand symbole sera, évidemment la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre
1989. Elle a été la conséquence d’une évolution de la situation en Allemagne de
l’Est que Moscou n’a pas cherché à bloquer. Fidèle à sa philosophie de non
recours à la force, il a laissé la direction du pays libre de ses décisions.
Mais cette direction n’était déjà plus maitresse de la situation. Mikhaïl
Gorbachev avait la possibilité d’intervenir de façon décisive en Allemagne de
l’Est. Il y avait là-bas à ce moment, en 1989, trois cent mille soldats d’élite
soviétiques. Il ne l’a pas fait.
Ces évènements ouvrent une question d’importance capitale. Mikhaïl
Gorbachev va-t-il accepter la réunification des deux Allemagnes et quelle sera
la position de ce nouveau pays par rapport à l’Otan. Admettre une Allemagne
réunifiée dans l’Alliance Atlantique, c’est y faire entrer un ancien membre du
pacte de Varsovie.
La question sera discutée à plusieurs reprises entre la Russie et
l’Allemagne et entre la Russie et les Etats-Unis. Finalement, Mikhaïl Gorbachev
acceptera la réunification et même l’entrée de l’Allemagne réunifiée dans
l’Otan si tel est le désir de sa population, mais en échange, il reçoit à
plusieurs reprises la promesse que l’Alliance Atlantique ne cherchera pas à s’étendre
à l’Est de ses limites du moment.
Le 2 décembre 1989, Mikhaïl Gorbachev et Georges H. Bush se retrouvent à
Malte et cette promesse faite initialement par le chancelier allemand Helmut
Kohl est confirmée par le président américain. Mikhaïl Gorbachev ne demandera
pas de confirmation écrite de cette promesse. Ses concitoyens lui reprochent
toujours ce qu’ils qualifient de « naïveté ».
Certains ont vu dans la réunion de Malte de la fin de la guerre froide. En
effet, le communiqué final mentionne que « nous ne nous considérons plus comme
des ennemis l’un pour l’autre ». L’enthousiasme de l’étranger vis à vis de
Mikhaïl Gorbachev et de son action trouva une expression concrète dans
l’attribution en 1990 du prix Nobel de la Paix.
Mais, parallèlement aux évolutions de la situation internationale, la
situation générale à l’intérieur du pays se dégrade de plus en plus. Les choses
bougent dans la République Soviétique de Russie sous l’impulsion de Boris
Eltsine, l’adversaire intime de Mikhaïl Gorbachev. La République déclare sa
souveraineté le 12 juin et Boris Eltsine se fait élire président de la
République Soviétique de Russie. Il est élu au premier tour, au suffrage
universel, ce qui renforce énormément sa position politique vis à vis de son
adversaire.
Vers la fin de 1990 les attaques politiques contre Mikhaïl Gorbachev se
multiplient, venant presque de tous les côtés du spectre politique. Anatoli
Tcherniaiev, un de ses mentors politiques et fidèle entre les fidèles,
remarquait dans son journal[7] que «
Mikhaïl Sergueievich commençait à présenter les symptômes de l’homme traqué ».
Il faut dire que, sur le plan économique, la pérestroika était loin d’avoir
donné les résultats espérés. Au printemps 1991, le souci principal de Mikhaïl
Gorbachev était de trouver des devises pour acheter des vivres à l’étranger.
En politique internationale, Mikhaïl Gorbachev avait aussi de bonne raisons
de se sentir abandonné par ses anciens « amis ». Après la dissolution du Pacte
de Varsovie en mars 1991, les dirigeants occidentaux n’avaient plus grand-chose
à attendre du Kremlin, ayant obtenu les concessions les plus importantes. De
plus, ils commençaient à douter sérieusement de sa capacité à sauver la
situation, même avec le soutien financier extérieur qu’il cherchait fébrilement.
Au sommet du G7 de Londres, en juin 1991 où il venait demander une nouvelle
aide économique, il fut traité avec condescendance et rentra les mains vides.
Le putsch d’août 1991 a fini de faire descendre Mikhaïl Gorbachev du
piédestal sur lequel l’avaient fait monter les attentes et les espoirs de tout
un peuple. Les événement de décembre paraissent maintenant, avec un peu de
recul comme la suite logique de ce qui s’est passé alors. Le 8 décembre, les
présidents des trois républiques slaves d’Union Soviétique[8] se
sont réunis dans la campagne biélorusse, à Belovejskaya Pouchia, près de Minsk
et ont signé des documents constatant la disparition de l’Union Soviétique en
tant que sujet de droit international.
Plus tard, le 21 décembre les présidents de onze des quinze républiques
soviétiques (sans l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie, et la Géorgie)
entérinaient cette décision et s’entendaient pour que le siège de membre
permanent du Conseil de Sécurité de l’Urss revienne à la Russie.
Suite à cette décision, Mikhaïl Gorbachev démissionnait de son poste le 25
décembre 1991 confirmant, si besoin en était la disparition de l’Union
Soviétique.
Ainsi donc, en une période de moins de quatre ans, Mikhaïl Gorbachev a été
la cheville ouvrière de la fin de la guerre froide et de la disparition de
l’Urss. Pour Mikhaïl Gorbachev, l’origine de la fin de la guerre froide est la
perestroïka de 1985 qui a tout rendu possible[9], et
sa coopération ultérieure avec Ronald Reagan puis Georges H. Bush.
Comme nous le voyons, la fin de la guerre froide ne correspond pas à la
disparition de l’URSS. De 1988 à 1990, les principaux leaders du monde
occidental ont déclaré que la guerre était terminée. En décembre 1989, Georges
H Bush et Mikhaïl Gorbachev l’ont annoncé à Malte, Jack Matlock, l’ambassadeur
de Ronald Reagan à Moscou a écrit abondamment à ce sujet. Stephen Cohen[10], spécialiste
américain de l’URSS et de la Russie l’a répété dans une interview en date du 17
avril 2015, confondre la fin de l’Union Soviétique et la fin de la guerre
froide est une erreur historique.
Mais la date de la fin de la guerre froide n’est pas le seul problème qui
reste à régler. Il y a aussi la façon dont cette guerre s’est terminée et qui
ne ressemble pas à la fin d’un conflit.
En effet, la fin de la guerre de Cent ans a été marqué par le traité de
Picquigny le 29 août 1475, les guerres d’Italie se terminent par La paix de
Cateau-Cambrésis, conclue le 3 avril 1559, la première guerre mondiale se
termine par l’armistice du 11 novembre 1918 et le traité de Versailles, la
seconde guerre mondiale se termine par la signature de la capitulation sans
conditions du IIIe Reich le 8 mai 1945, la guerre d’Algérie se termine le 18
mars 1962 par les accords d’Evian, la guerre de Corée le 27 juillet 1953 par la
signature d’un pacte de non-agression, etc.
Mais la guerre froide qui n’en était pas une à proprement parler s’est
terminée d’une façon non habituelle pour les guerres. Pas de vainqueur, pas de
vaincu, ça on l’avait vu à la fin des guerres d’Italie, mais pas de conférence
internationale qui règle la nouvelle situation, aucun accord formel. Cette
absence de reconnaissance est à l’origine de beaucoup des problèmes posés aux
relations entre la Russie actuelle et l’Occident.
En particulier le fait qu’il y ait ou non un vainqueur et un vaincu. En
effet, les présidents Georges H. Bush et Mikhaïl Gorbachev avaient bien précisé
à Malte que la guerre froide se terminait sans vainqueur ni vaincu. Du côté
russe, Mikhaïl Gorbachev était simplement convaincu que c’est lui qui avait
lancé ce processus.
Georges H. Bush s’en est tenu à cette position jusqu’à ce que les sondages
le donnent second derrière Clinton pendant la campagne présidentielle
américaine. A ce moment là, en 1992, il commença à expliquer que c’étaient les
Etats-Unis et lui en particulier qui avaient gagné la guerre froide. Personne, alors, ne leur a disputé cette « victoire » car personne en Russie ne
semblait vouloir prendre la responsabilité de la chute de l’Urss. Mais d’après
le témoignage de Stephen Cohen et de sa femme Katrina vanden Heuvel[11] qui connaissent bien Mikhaïl
Gorbachev, ce dernier en fut
profondément touché, se sentant trahi.
Cela ne
suffira pas à Bush pour se faire réélire, mais cela ouvrira la voie à la
politique de William Clinton, d’une incroyable arrogance, ligne favorisée par la
faiblesse économique de la Russie des années 90 et son absence de direction
politique. Les Etats-Unis ont commencé à considérer la Russie comme l’Allemagne
ou le Japon de la fin de la seconde guerre mondiale. La Russie pourrait donc
décider de sa politique intérieure dans une certaine mesure, elle serait
autorisée à jouer un rôle dans les affaires internationales, mais comme un
participant mineur soucieux des intérêts américains.
On retrouve cela dans les mémoires de Strobe Talbott, le secrétaire d’état
adjoint de Clinton, pour qui les grandes déclarations d’amitié éternelle avec
Boris Eltsine et de partenariat avec la Russie n’étaient que des bobards. Il y
avait un courant fort de pensée dans l’administration Clinton pour qui la
Russie était à terre et il fallait la maintenir là. Un des représentants de ce
courant était Paul Wolfowitz[12], sous-secrétaire
d’état de Georges H. Bush en 1992. Ce sont eux qui ont mené l’expansion de
l’Otan vers les frontières russes.
Selon Stephen Cohen, une part de la responsabilité est également du côté
russe et, en particulier du côté de Boris Eltsine. « Il était tellement
désespérément à la recherche, non pas seulement de la reconnaissance de
l’Amérique, mais de l’affection américaine. Il était si peu sûr de lui et, à
mesure que sa santé déclinait de plus en plus captif des oligarques,
qu’il voulait avoir autant d’importance pour Washington que Mikhaïl Gorbachev
en avait eu. Il était près à faire et dire n’importe quoi pour Washington,
jusqu’à la guerre de Serbie. C’est alors qu’il a réalisé que les Etats-Unis
avaient leur propre programme et que ce programme incluait l’expansion de
l’Otan. Mais il était trop tard, il avait usé tout son capital politique[13] ».
Après Boris Eltsine est venu Vladimir Poutine. Au début, en 2000, les
médias système américain, particulièrement le « New York Times » et le «
Washington Post » le présentaient comme un vrai démocrate qui, en plus,
contrairement à son prédécesseur était sobre. Mais sous Vladimir Poutine, la
Russie a commencé à relever la tête. Discrètement au départ. C’est la période
où les problèmes intérieurs occupaient le plus clair du temps du président,
celle où il a laissé les Etats-Unis gérer les problèmes du Moyen Orient à leur
guise.
Comme le disait récemment Alexeï Poushkov, le président de la commission
des affaires étrangères de la Douma fédérale, de passage à Paris, dans son
style imagé, « A l’époque, nous étions encore des sortes d’écoliers face aux
grandes capitales occidentales. » Mais l’écolier a grandi et même un peu trop
vite au goût de ses professeurs. Un certain nombre d’habitudes avaient été
prises dans les années 90, et quand la Russie a voulu siffler la fin de la
récréation, son attitude a été considérée comme une agression, alors qu’elle ne
faisait que réclamer la place qui, selon elle, lui revenait. Et le responsable
de cette attitude arrogante était Vladimir Poutine. Il fallait absolument lui
rendre le sens des réalités et le remettre à la place dont on avait décidé
qu’elle serait la sienne.
Les maîtres du monde, occupés à gérer le chaos qu’ils avaient eux-mêmes
organisés n’avaient pas vu la lente transformation de la Russie. Le premier
coup d’arrêt organisé par la « Russie de Poutine », bien que cela se soit fait,
d’ailleurs sous la présidence du « bon » Dimitri Medvedev, a été la guerre
d’août 2008 avec la Géorgie. Puis sont venus les « affronts » politiques comme
par exemple l’intervention de la Russie dans la crise organisée en Syrie,
intervention qui a bloqué un processus
d’intervention militaire presqu’enclenché.
La réponse des Etats-Unis a été une vaste entreprise de diabolisation de
Vladimir Poutine. Ce n’était plus le vrai démocrate de 2000, mais un nouvel
Hitler (rien que ça !). La diabolisation du président russe était la réaction
quasi instinctive de gouvernants américains pris de cours et ne comprenant pas
la Russie. A l’époque de la guerre froide, il y avait une école très forte de «
soviétologues » qui comprenaient à peu près l’Union Soviétique. Cette école
d’où étaient issus des gens comme Condoleezza Rice avait disparu. Comme le
disait Henri Kissinger l’année dernière, la diabolisation de Poutine n’est pas
une politique, c’est l’alibi d’une absence de politique.
Le drame, c’est que cette diabolisation interdit toute réflexion sérieuse
sur ce qui se passe en Russie. Suivant la formule de Georges Bush junior, si
vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous. Si vous refusez la
condamnation systématique de la politique russe, vous devenez automatiquement
un suppôt, un espion de Poutine. On ne vous met pas en prison pour autant
(McCarthy est mort) mais vous êtes rejeté de tous les médias système. Cela se
passe ainsi en France aujourd’hui également. On ne discute plus, on condamne,
on sanctionne. La situation est confortable pour les simples d’esprit, les
paresseux et les peureux, car c’est justement le degré zéro de la réflexion.
Comme l’explique Stephen Cohen dans l’interview mentionnée plus haut, « nous
sommes comme des drogués en manque, nous ne sommes plus capables de penser à
autre chose que notre obsession de Vladimir Poutine ».
Et de poursuivre, « notre politique post soviétique après 1991, en fait a
été la poursuite de la guerre par d’autres moyens. A mon avis, la guerre froide
n’est pas terminée. La tactique a changé, la stratégie aussi, peut-être, mais
il n’y a pratiquement pas eu de pause ».
Que faire ? Laisser aller les choses jusqu’à la « guerre chaude » en
Ukraine ? Attendre que les élections présidentielles donnent un nouveau
président à l’Amérique ? Les candidats déclarés ou même potentiels ne donnent
que peu d’espoir d’un changement de politique pour le meilleur.
L’Europe doit prendre son destin en main, s’éloigner d’un navire qui menace
de sombrer avant qu’il ne l’entraine avec lui. Il ne s’agit pas de se retourner
contre un ancien allié. Il s’agit de comprendre que cet allié n’a toujours eu
qu’un objectif, son propre bien, son pouvoir. Quel homme politique responsable
pourrait le lui reprocher ? Mais son programme n’est pas notre programme
quoiqu’il cherche à nous faire croire.
Il se pourrait aussi que le navire Amérique ne sombre pas, que le dollar
survive à la prochaine tempête, mais alors l’Europe resterait un vassal de cet
empire diminué. La Russie s’est déjà tournée vers l’Est. Les Etats-Unis peuvent
également se tourner vers le Pacifique. Que peut faire l’Europe ? Regardez une
carte, elle restera isolée, une puissance de seconde zone, seule mais liée,
peut-être, par un traité « commercial » qui aura terminé de couper les ailes de
nos politiques.
Le monde ne peut rester dominé par les Etats-Unis. Ils n’en ont plus les
moyens. Aucun autre pays ne rêve de prendre la place de nouvelle super
puissance. Nous nous dirigeons vers un nouveau système multipolaire. Pour
beaucoup en occident, le système multipolaire est considéré comme instable car
il est associé au système qui a mené aux deux premières guerres mondiales. Il
faudra donc faire évoluer les règles du jeu, ce ne sera pas simple, bien sûr,
mais cela se fera, avec l’Europe ou sans l’Europe, avec la France ou sans la
France. Je préfèrerais que cela se fasse avec la France !
[1] « Dans
le jargon du système soviétique, la couche des intellectuels qui
n’appartenaient ni à la classe ouvrière, ni à la classe paysanne. Par
extension, l’ensemble de l’élite, politique, artistique et culturelle. »
[3] Jeunesses
communistes. La quasi totalité des étudiants faisaient parti du Komsomol
jusqu’à l’âge de 24 ans environ. Ensuite, ils pouvaient devenir membres du
parti communiste à condition d’être parrainés et après un stage de deux ans
comme « candidat ».
[4] Certains
historiens russes ont écrit qu’une bonne partie des réformes introduites après
1985 avaient été ébauchées par Iouri Andropov.
[7] Anatoli
Tcherniaiev « Sovmestnyi iskhod. Dnevnik dvukh epokh 1972-1991 gody »
Rosspen, Moskva, 2008. (en russe)
[8] Boris
Eltsine, pour la Russie, Leonid Kravtchouk, pour l’Ukraine et Stanislaw Chouchkievitch
pour la Biélorussie
[9] Interview
de Mikhaïl Gorbatchev par Katrina vanden Heuvel et Stephen F. Cohen, publiée
dans l’édition du 16 novembre 2009 du magazine américain “The Nation”
[10] Professeur
émérite de Princeton et de l’Université de New York.
[11] Rédactrice
en chef de l’hebdomadaire américain « The Nation ».
[12] On
se souvient de la « doctrine Wolfowitz », nom donné à un mémo sur la
politique extérieure des Etats-Unis rédigé sous sa direction et qui a « fuité »
dans le « New York Times » en 1992. Son caractère impérialiste ayant
suscité un tollé général, le mémo a été réécrit sans lui.
[13] Stephen
Cohen dans une interview du 17 avril 2015 à Patrick L. Smith
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